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– Voyez-vous ça? s'écria le prieur. Il est capable de revenir général.

Cette réflexion me donna bien à penser. Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'Émilien eût une brillante carrière militaire comme tant d'autres dont j'entendais parler. Alors, il ne se soucierait plus, pour son compte, du sort réservé à la noblesse; il serait au-dessus de ses désastres ou de ses dédains. Il deviendrait riche et puissant. Il ne devait donc pas épouser une paysanne! Son bon cœur le lui conseillait; mais la paysanne ne devait pas consentir à ce sacrifice.

Je me sentis d'abord très abattue, et puis je m'habituai à cette idée que je garderais son estime plus haute et lui prouverais un attachement plus noble en me sacrifiant. Je ne m'accordai pas le droit d'être faible et de faire l'amoureuse qui souffre et se plaint: cela me parut au-dessous de moi, et j'avoue que j'étais très fière pour moi-même, depuis que je me savais aimée si grandement. Je résolus de me contenter de ce bonheur-là dans ma vie. C'était bien assez de pouvoir garder une si douce idée, un si beau souvenir. Le reste de mes jours serait employé à récompenser Émilien de la joie que j'en ressentais et à me dévouer à lui sans plus jamais songer à moi-même. Un jour, Dumont me dit:

– Il faut que j'aille revoir l'île aux Fades. Notre défrichement a donné, paraît-il, une récolte superbe. Notre ami Boucherot, qui a des parents de ce côté-là, s'y est rendu et a surveillé la moisson. Il a donné au propriétaire le compte de gerbes qui était convenu et a engrangé le reste dans notre maison de cailloux. Les gens du pays sont très honnêtes, et, d'ailleurs, ils craindraient de fâcher les fades en brisant le cadenas que Boucherot a posé sur leur aire. Pourtant, il faut prendre un parti, car notre loyer expire dans quelques jours. Nous n'avons pas les moyens d'apporter ici ce tas de paille et de grain. Je vais aller voir s'il ne vaut pas mieux le battre et le vendre là-bas.

– Allez, lui dis-je, c'est bien vu. Ce sera de l'argent qui appartiendra à Émilien et à vous. Moi, je n'ai pas travaillé, je n'y prétends rien.

– Tu n'as pas travaillé? quand tu n'étais occupée qu'à nous procurer la nourriture et le gîte? Sans cela, certes, nous n'eussions pas fait grand ouvrage; nous partagerons donc, Nanon; mais, comme ce que j'ai est destiné à Émilien, et que… sans le vouloir…, sans le savoir, je pourrais le dépenser, c'est toi qui seras la gardienne des trois parts.

– Je ferai ce que vous voudrez, répondis-je; allez donc, je vous envie ce voyage. À présent, j'aurais été contente de revoir ce pauvre endroit que j'ai quitté sans savoir ce que je faisais et sans songer à lui dire adieu. Voulez-vous me faire un grand plaisir, mon père Dumont? apportez-moi un gros bouquet des fleurs qui poussent au bord du ruisseau, du côté où il y a un rocher à fleur de terre qui est fait comme un grand canapé. C'est par là qu'il y a les fleurs qu'Émilien aimait, et c'est sur ce rocher-là qu'il les étudiait.

Dumont me rapporta l'argent de notre grain et un bouquet gros comme une gerbe. Quoique la récolte eût été très belle dans notre pays, le grain était très cher, personne ne savait pourquoi. Dumont avait porté le nôtre au marché. Il en avait tiré trois cents francs en assignats de trois mille francs qu'il avait vite échangés contre de l'argent, car, d'un jour à l'autre, la monnaie de papier perdait de sa valeur et le moment allait venir où personne n'en voudrait plus pour rien.

Je mis de côté cette petite épargne et je remplis ma chambre des fleurs qui me rappelaient mon bonheur passé. Peut-être ne reverrais-je plus Émilien, peut-être était-il tué au moment où je respirais ces petits œillets sauvages et ces chèvrefeuilles qui faisaient apparaître son image devant moi. Je riais et je pleurais toute seule, et puis j'embrassais les fleurs, j'en faisais un bouquet de mariée. Je me donnais permission de me figurer que je me promenais parée comme cela, au bras de mon ami, qu'il me conduisait au bord de la rivière qui coule au bas du moutier et qu'il me montrait le vieux saule, l'endroit où il m'avait dit autrefois: «Regarde cet arbre-là, cette eau remplie d'iris, ces pierres où j'ai souvent jeté l'épervier de pêche, et souviens-toi du serment que je te fais de ne jamais te causer de chagrin.» Alors, moi, je lui montrais les feuilles desséchées du saule que j'avais mises ce jour-là dans la bavette de mon tablier et que j'avais conservées ensuite avec beaucoup de soin, comme une relique très précieuse.

Après ces rêveries, dernier contentement que je voulais me donner pour n'y plus revenir, je me remis à mes occupations qui n'étaient pas peu de chose, car tout était en désarroi au moutier, et il me fallait prendre une autorité qui n'était point facile à faire accepter à l'âge que j'avais. Comme tout était au pillage et que tout le monde s'autorisait de la misère qui allait en augmentant, je dus agir d'adresse pour commencer. Je fis un choix parmi les plus pauvres habitants, et je leur permis le pâturage chez nous jusqu'à nouvel ordre; mais je fis relever les barrières et reboucher avec de l'épine les brèches faites aux clôtures, et, quand on vint pour les arracher, je déclarai qu'on entrerait par les barrières et non autrement. On m'envoya naturellement promener. Alors, ne reculant pas devant la dispute, je fis connaître à ceux qui voulurent m'écouter, que je distinguais les vrais nécessiteux de ceux qui, feignant de l'être et ne l'étant point, me volaient l'aumône que je voulais faire aux premiers. Cela me fit tout de suite un parti qui m'aida à intimider les faux pauvres et à les expulser. Ils revinrent bien dans la nuit arracher mes clôtures, mais je les fis réparer patiemment, et ils s'en lassèrent, voyant qu'on leur donnait tort et que le plus grand nombre se tournait contre eux.

Peu à peu je fis le triage des paresseux vraiment pauvres, mais plus pauvres par leur faute. Je leur persuadai d'aller chercher le pâturage dans des endroits plus éloignés, plus difficiles, mais beaucoup mieux fournis que nos herbes épuisées par trop d'usage. Enfin, aux approches de l'hiver, ayant procuré quelque ouvrage et rendu quelques services, je me trouvai en droit de faire respecter la propriété qui m'était confiée, et j'en vins à peu près à bout.

M. Costejoux, à qui j'écrivis pour lui donner des nouvelles de notre jeune officier et pour lui dire que je veillais autant qu'il m'était possible à ses intérêts, me répondit qu'il était content de la belle conduite d'Émilien, et que, quant à lui, il était bien tranquille sur les soins que je donnerais à son avoir.

«Quelque pillage qu'il y ait eu, me disait-il, il ne peut pas dépasser celui qui règne à Franqueville et que je suis forcé d'endurer, puisque je n'y puis résider à poste fixe. Ce n'est pas ma vieille mère et ma jeune pupille qui peuvent s'y opposer. Il ne serait même pas prudent pour elles de le tenter, car voici le paysan qui, après avoir pillé par haine des nobles et des riches, recommence de plus belle pour les venger, dit-il, des crimes de la République. Je ne sais comment on pense à Valcreux; je ne veux pas le savoir, je crains bien que partout la réaction royaliste ne se produise aveuglément et ne l'emporte sur les débris agonisants de la liberté, sur les ruines de l'honneur et de la patrie.»

M. Costejoux me chargeait de faire savoir à Émilien que sa sœur était en bonne santé et ne manquait de rien. Il me demandait son adresse pour le lui écrire lui-même. Il finissait en m'appelant sa chère citoyenne et en me demandant pardon de m'avoir traitée jusqu'à ce jour comme une enfant. Il connaissait à ma lettre, disait-il, et bien plus encore à ce qu'il avait vu de ma résolution, de mon intelligence et de mon dévouement, que j'étais une personne digne de son respect et de son amitié.

Cette lettre me flatta et ramena en moi quelques velléités d'accepter l'amour d'Émilien. Je n'étais pas la première venue. Je pouvais lui faire honneur. – Mais la pauvreté, pouvais-je conjurer un danger si redoutable dans les temps troublés et incertains où nous nous trouvions? À supposer qu'il revînt petit officier sans avenir, comment élèverait-il une famille, si la femme ne lui apportait que son travail au jour le jour!

C'est alors qu'une idée singulière, sans doute une inspiration de l'amour, s'empara de moi. Ne pouvais-je pas devenir, sinon riche, du moins pourvue d'une petite fortune qui me permettrait d'accepter sans scrupule et sans humiliation la condition bonne ou mauvaise d'Émilien?

J'avais ouï parler de gens très honnêtes qui de rien étaient devenus quelque chose par la force de leur volonté et la durée de leur patience. Je me mis à faire des calculs et je reconnus qu'au prix où l'on avait la terre dans ce moment-là, on pouvait en peu d'années, se faire un revenu qui triplerait la valeur du capital. Il ne s'agissait que de bien connaître l'aménagement et les ressources de l'agriculture, et je m'en fis des idées assez justes en me rappelant ce qui réussissait ou échouait autour de moi depuis plusieurs années. Je pris conseil de l'ancien maire, car le prieur voyait ces choses-là petitement et au jour le jour. Le père Chenot était plus entendu et plus prévoyant. Il manquait de hardiesse; il avait fait lentement sa fortune sous la monarchie, et, devant la situation nouvelle, il eût pu faire de meilleures affaires; mais il les exposait et les démontrait fort bien; seulement, il avait peur, et n'osait rien pour son compte, la politique l'empêchait de dormir. Il rêvait avec épouvante la restitution des biens nationaux, et, dans ces moments-là, il redevenait démocrate et regrettait M. de Robespierre.

Je fis le compte de mon argent. Déduction faite de ce qui m'avait été prêté par M. Costejoux et de ce qui lui était dû encore pour les profits de son domaine, mon encaisse personnelle résultant de la récolte de Crevant, des leçons que j'avais données et que je donnais encore, des petits profits sur mes bêtes et sur la location de ma maison depuis que mes cousins ne l'habitaient plus, était de trois cents livres quatorze sous six deniers. C'est avec cette belle somme que je me mis en tête de racheter le moutier et ses dépendances, de l'augmenter d'achats de détails successifs, et de reconstituer une terre aussi importante et de meilleur rapport que celle que les moines avaient possédée. Je ne confiai mon rêve à personne. La raillerie tue l'inspiration et on ne vient à bout que de ce dont on ne permet ni aux autres ni à soi de douter. Je commençai par acheter avec le tiers de mon capital un terrain inculte, qu'avec le second tiers je fis cultiver, enclore, semer et fumer. On déclara que j'étais folle et que je prenais le vrai bon chemin pour perdre le tout. Le paysan de ce temps-là donnait à la terre son temps et sa sueur, mais son argent, jamais. Quand il n'avait pas d'engrais, la terre s'en passait. La terre rapportait en conséquence. Avec beaucoup de temps, elle s'améliorait quelque peu, mais je voyais venir le moment où tout l'argent caché viendrait se jeter dans l'achat des terres, et je voulais faire marcher de compagnie l'acquisition et le plein rapport, afin d'arriver à doubler tout d'un coup la valeur du capital. La chose me réussit; en 93, on m'offrit de ma terre environ deux cents francs.

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