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Mais mon grand-oncle, qui n'était plus bien leste, avait à peine commencé sa bâtisse, et je dus l'aider à battre et à délayer de la terre. Enfin, vers le soir, Jacques lui ayant apporté des grandes pierres plates, des branches, des mottes de gazon et une grosse charge de genêts, la bergerie fut à peu près debout et couverte. La porte était si basse et si petite, que moi seule pouvais y entrer en me baissant beaucoup.

– Tu vois, me dit le père Jean, la bête est bien à toi, car il n'y a que toi pour entrer dans sa maison. Si tu oublies de lui faire son lit et de lui donner l'herbe du jour et le boire de la nuit, elle sera malade, elle dépérira, et tu en auras du regret.

– Il n'y a pas de danger que ça arrive! répondis-je avec orgueil, et, dès ce moment, je sentis que j'étais quelqu'un. Je distinguai ma personne de celle des autres. J'avais une occupation, un devoir, une responsabilité, une propriété, un but, dirai-je une maternité, à propos d'un mouton?

Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais née pour soigner, c'est-à-dire pour servir et protéger quelqu'un, quelque chose, ne fût-ce qu'un pauvre animal, et que je commençais ma vie par le souci d'un autre être que moi-même. J'eus d'abord une grande joie de voir Rosette bien logée; mais, bientôt, entendant dire que les loups dont nos bois étaient remplis rôdaient jusqu'auprès de nos maisons, je ne pus dormir, m'imaginant toujours que je les entendais gratter et ronger le pauvre abri de Rosette. Mon grand-oncle se moquait de moi, disant qu'ils n'oseraient. J'insistai si bien, qu'il consolida la petite bâtisse avec de plus grosses pierres et garantit le toit avec de plus grosses branches bien serrées.

Ce mouton m'occupa tout l'automne. L'hiver venu, il fallut bien quelquefois le mettre dans la maison par les grandes nuits de gelée. Le père Jean aimait la propreté, et, au contraire des paysans de ce temps-là, qui volontiers logeaient leurs bêtes et même leurs porcs avec eux, il répugnait à leur mauvaise odeur et ne les souffrait guère sous son nez. Mais je m'arrangeai pour tenir Rosette si propre et sa litière si fraîche, qu'il me passa ma petite volonté. Il faut dire qu'en même temps que je m'attachais si fort à Rosette, je prenais mieux à cœur mes autres devoirs. Je voulais si bien complaire à mon oncle et à mes cousins qu'ils n'eussent plus le courage de me rien refuser pour ma brebis. Je faisais à moi seule tout le ménage et tous les repas. La Mariotte ne m'aidait plus que pour les gros ouvrages. J'appris vite à laver et à rapiécer. J'emportais de l'ouvrage aux champs et je m'accoutumais à faire deux choses à la fois, car, tout en cousant, j'avais toujours l'œil sur Rosette. J'étais bonne bergère dans toute l'acception du mot. Je ne la laissais pas longtemps à la même place, afin de la tenir en appétit, je ne lui permettais pas d'épuiser la nourriture d'un même endroit, je la promenais tout doucement et lui choisissais son petit bout de pâturage au bord des chemins; car les moutons n'ont pas grand jugement, il faut bien le dire; ils broutent où ils se trouvent et ne quittent la place que lorsqu'il n'y a plus que de la terre à mordre. C'est bien d'eux qu'on peut dire qu'ils ne voient pas plus loin que leur nez, à cause de leur paresse à regarder. J'avais soin aussi de ne pas la presser, à l'heure où je la rentrais à l'étable, sur le chemin rempli de la poussière soulevée par les troupeaux. Je l'avais vue tousser en avalant cette poussière et je savais que les brebis ont la poitrine délicate. J'avais soin encore de ne pas mettre dans sa litière des herbes nuisibles comme la folle avoine dont la graine quand elle est mûre, entre dans les narines ou pique les yeux et cause des enflures ou des plaies. Pour la même raison, je lui lavais la figure tous les jours, et c'est ce qui m'apprit à me laver et à me tenir propre moi-même, chose qu'on ne m'avait pas enseignée et que j'imaginai, avec raison, être aussi nécessaire à la santé des gens qu'à celle des bêtes. En devenant active et en me sentant nécessaire, je pris la crainte de la maladie, et, quoique maigre et chétive d'apparence, je devins vite très forte et presque infatigable.

Ne croyez pas que j'aie fini de parler de mon mouton. Il était écrit que mon amitié pour lui déciderait du reste de ma vie. Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que je vous parle de notre paroisse et de ses habitants.

Nous n'étions guère plus de deux cents âmes, c'est-à-dire environ cinquante feux répartis sur un espace d'une demi-lieue en longueur, car nous habitions en montagne, le long d'une gorge très étroite qui s'élargissait au milieu et formait un joli vallon rempli par le moutier de Valcreux et ses dépendances. Ce moutier était très grand et bien bâti, entouré de hauts murs avec des portes en arcades cintrées défendues par des tours. L'église était ancienne, petite, mais très haute et assez richement ornée en dedans. On y entrait par la grande cour, sur les côtés et au fond de laquelle il y avait de beaux bâtiments, réfectoire, salle de chapitre et logements pour douze religieux, sans compter les écuries, étables, granges et remises aux ustensiles; car les moines étaient propriétaires de presque toute la paroisse et ils faisaient cultiver leurs terrains et rentrer leurs récoltes par corvées; moyennant quoi, ils louaient à bas prix les maisons occupées par leurs paysans. Toutes ces maisons leur appartenaient.

Malgré cette grande richesse, les religieux de Valcreux étaient fort gênés. C'est une chose singulière que les gens qui n'ont point de famille ne sachent pas tirer bon parti de leur avoir. J'ai vu des vieux garçons entasser leurs écus en se privant de tout et mourir sans avoir songé à faire leur testament, comme s'ils n'avaient jamais aimé ni eux ni les autres. J'en ai vu aussi qui se laissaient piller pour avoir la paix et non pour faire le bien; mais j'ai vu surtout ces derniers moines, et je vous assure qu'ils n'avaient aucun esprit d'aménagement. Ils ne songeaient ni à la famille qu'ils ne devaient point avoir, ni à l'avenir de leur communauté dont ils ne pouvaient avoir aucun souci. Ils ne se souciaient pas non plus du bon rendement de la terre et des soins qu'elle mérite. Ils vivaient au jour le jour comme des voyageurs dans un campement, faisant trop de culture sur un point, pas assez sur un autre, épuisant le sol qui se trouvait à leur convenance, négligeant celui qu'ils ne pouvaient pas ou ne savaient pas surveiller. Ils avaient dans le pays de plaine de grands étangs qu'ils auraient bien pu dessécher et ensemencer; mais il aurait fallu acheter du poisson pour leur carême et ils avaient beaucoup de paresse et coupaient le bois qui se trouvait dans leur voisinage, laissant détériorer tout le reste. On les pillait beaucoup, et ils eussent rendu service au pauvre monde en lui apprenant l'honnêteté et en ne souffrant pas la paresse, qui rend voleur. Ils étaient trop indolents ou trop craintifs, ils ne disaient rien.

Il faut dire aussi que le temps ne leur était pas bien commode pour se faire respecter. Les gens de chez nous n'avaient pas à se plaindre de ces moines, qui n'étaient, pour la plupart, ni bons, ni méchants, qui n'eussent pas demandé mieux que de faire le bien, mais qui ne savaient pas le faire. Eh bien! quelque doux qu'ils fussent, on s'en plaignait, on ne voulait plus les supporter, on ne les respectait plus, on commençait même à les mépriser. C'est assez la coutume du paysan, de faire peu de cas des gens qui gouvernent mal leurs affaires. Je peux dire comment le paysan voit les choses, puisque je suis de cette race-là. Il considère avant tout, la terre qui le nourrit, et le peu qu'il en a est pour lui comme la moitié de son âme; celle qu'il n'a pas, il la convoite, et, qu'elle soit à lui ou non, il la respecte, car c'est toujours de la terre, une chose où il croit voir et toucher le bienfait du Ciel. Dans mon jeune temps, il ne se souciait pas beaucoup de l'argent. Il ne savait pas s'en servir. Faire rouler, suer et produire les écus, c'était une science à l'usage des bourgeois. Chez nous autres, pour qui tout était échange, travail d'une part, payement en denrées, de l'autre, l'argent n'était pas un grand rêve. On en voyait si peu, on en maniait si rarement, qu'on n'y songeait point; on ne pensait qu'à avoir un pré, un bois, un jardin à soi, et on disait:

– C'est un droit pour ceux qui travaillent et qui mettent des enfants au monde.

La dévotion seule retenait le paysan, mais elle ne retenait plus le bourgeois, et il y avait déjà longtemps qu'elle était une risée pour les nobles. Il n'y avait plus ni dons, ni offrandes, ni legs pour les couvents; les grandes familles n'y envoyaient plus leurs derniers nés, que par rare exception; le fonds ne se renouvelait donc pas, et la propriété se détériorait. L'état religieux n'était plus de mode quand il s'agissait de donner à l'église; on aimait mieux être abbé et recevoir de l'État.

Aussi le moutier de Valcreux n'avait plus que six religieux au lieu de douze, et, quand, plus tard, la communauté fut dissoute, il n'en restait plus que trois.

Je reviens, je ne veux pas dire à mes moutons, puisque je n'en avais qu'un, mais à ma chère Rosette. L'été était venu et l'herbe se faisait si rare, même au revers des fossés, que je ne savais plus quoi inventer pour la nourrir. J'étais obligée d'aller loin dans la montagne, et je craignais les loups. J'étais désolée, la pluie n'arrivait point et Rosette se faisait maigre. Le père Jean, voyant le chagrin que j'en avais, ne me faisait pas de reproches, mais il était mécontent d'avoir mis son argent, ses trois livres tournois, à un achat qui coûtait tant de peine et annonçait si peu de profit.

Un jour que je passais le long d'un petit pré qui appartenait au moutier et qui était resté vert et touffu à cause de la rivière qui le traversait, Rosette s'arrêta devant la barrière et se mit à bêler si piteusement, que j'en fus comme affolée de chagrin et de pitié. La barrière était non fermée, mais poussée au ras du poteau, et même elle ne joignait point, car Rosette y fourra sa tête, et puis son corps et fit si bien qu'elle passa.

Je fus d'abord toute saisie en la voyant dans un enclos où je ne pouvais pas la suivre, moi qui avais du raisonnement, moi qui, étant une personne, savais qu'elle n'avait pas le droit de faire ce qu'elle faisait, la pauvre innocente! Je commençais à sentir ma bonne conscience et à être fière de n'avoir jamais fait de pillerie, ce qui me valait toujours les compliments de mon oncle et le respect de mes cousins, encore que ceux-ci ne fussent pas aussi scrupuleux que moi. Je me demandais donc si mon devoir n'était pas de mettre ma religion à la place de celle qui manquait à Rosette. Je l'appelai, elle fit la sourde. Elle mangeait de si bon cœur, elle avait l'air si content!

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