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XVII

Ce n'était pourtant qu'un pied d'enfant, mais l'enfant pouvait être envoyé pour nous espionner. Il ne nous vit pas et nous ne pûmes l'apercevoir. Le lendemain, il en vint deux, et, cette fois, ils se montrèrent, mais sans approcher. Ils semblaient avoir peur de nous. Nous crûmes devoir les appeler pour n'avoir pas l'air de nous cacher. Ils s'enfuirent et ne reparurent pas. Allaient-ils nous dénoncer?

– Ne pensons pas à cela, me dit Émilien, nous prendrions en haine tous nos semblables, et il est impossible que tous le méritent. Nous n'en avions connu jusqu'ici que de bons, la Terreur n'a pas pu faire qu'il n'en reste, et je veux croire que c'est le plus grand nombre. Vois, en ce qui me concerne! les méchants ont été l'exception. Pour un Pamphile qui ne pouvait me pardonner la délivrance du prieur, pour un Lejeune qui a la folie de croire que plus on détruit, plus on renouvelle, j'ai eu des amis comme Costejoux, comme le prieur, comme Dumont, sans compter ceux qui, n'ayant pu m'aider, ont fait des vœux pour moi, et c'est, j'en suis bien sûr, presque tout le monde de Valcreux.

– Et moi, lui dis-je, vous ne me comptez pas?

– Non, reprit-il, je ne te compte pas avec les autres. Toi! c'est avant tout, c'est plus que tout. Je ne t'ai pas seulement remerciée, et j'espère que tu as compris.

– Mais… non, pas trop!

– Ah! c'est que tu ne sais pas…, c'est vrai, tu ne sais pas du tout ce que tu es pour moi! Tu te crois ma servante, la future servante de ma femme et de mes enfants! Je me souviens, c'est convenu!

Et il se mit à rire en couvrant mes mains de baisers, comme si j'eusse été sa mère. Je ne pus m'empêcher de le lui dire.

– Bien! reprit-il, sois ma mère, je veux bien, car je me figure que, si j'en avais eu une véritable, je n'aurais aimé qu'elle au monde. Prends donc pour toi tout le respect, toute la tendresse, toute l'adoration que j'aurais eus pour elle.

Puis il mit tranquillement ma main sous son bras et reprit sa promenade avec moi le long des prunelliers. Je faisais ma petite récolte pour le vin d'hiver, car Émilien avait fabriqué un cuvier et un tonneau, et nous savions préparer notre humble vendange. Il ne me parla plus ce jour-là, que de nos soins domestiques, et il faut dire qu'il me parlait bien rarement, et toujours en peu de mots, de son affection pour moi; mais c'était toujours si bien dit et d'un air si résolu, que je ne pouvais pas en douter.

Les visiteurs ne reparurent pas. Nous étions à plus de deux lieues de Crevant, et, de tous les autres côtés, il n'y avait que des chaumières si disséminées, que la plus proche de nous en était encore assez éloignée. Quand les paysans n'ont pas d'intérêt à faire une exploration des lieux qui les environnent, ils ne la font jamais. Encore aujourd'hui, dans des parties plus peuplées du Berry, il y a des familles qui ne savent pas comment le pays est fait à la distance d'une lieue de leur demeure, et qui, au delà d'un kilomètre, ne peuvent vous indiquer les chemins. Cela devient chaque jour plus rare, et ces gens, ainsi confinés sur le bout de terrain qui les fait vivre, sont, il faut le dire, extrêmement pauvres.

Sachant bien que, quand même nous ne l'eussions pas évité, nous ne recevrions l'assistance immédiate de personne, nous nous arrangions pour vivre en anachorètes. Nous sûmes plus tard que, dans les premiers temps du christianisme, il y en avait eu plusieurs dans les rochers que nous habitions, et même la tradition disait que notre aire aux fées, qu'on appelait le trou aux fades, après avoir été occupée par les femmes sauvages (les druidesses), avait servi d'ermitage à des saints et à des saintes. Nous nous disions donc que, si des solitaires avaient pu vivre dans cette thébaïde en un temps où le sol était encore plus inculte et la population plus rare, nous viendrions bien à bout d'y passer l'hiver.

Nous n'épargnâmes donc pas notre peine pour faire la meilleure installation possible, et cela était conforme à la prudence, car, si nous devions recevoir quelque visite, il fallait avoir, non l'apparence de gens qui se cachent et bravent la misère à tout prix, mais bien celle de pauvres habitants qui s'établissent avec l'intention de vivre le moins mal qu'ils pourront.

Pendant le reste de l'été et encore longtemps jusqu'aux gelées, les champignons furent le fond de notre nourriture. Dumont circulait sans danger. Il allait de temps en temps, avec l'âne, chercher très loin, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre, le sel, la farine d'orge ou de sarrasin, l'huile et même quelques fruits et légumes. Il fallait payer très cher, car il régnait une sorte de famine, et, quand il voulait donner des paniers en échange, on lui disait: «Pourquoi des paniers quand on n'a rien à mettre dedans?» L'argent ne nous manquait pas, mais il fallait paraître aussi pauvres que les autres et marchander avec une obstination dont Émilien et moi n'eussions peut-être pas été capables. Dumont jouait si bien son rôle, qu'on le jugeait un des plus malheureux du pays, et qu'en quelques endroits on avait la charité de lui offrir un verre de vin, chose rare et précieuse dans une région qui n'en produit pas; mais Dumont avait juré de ne plus boire, même une goutte de vin. Il avait eu tant de chagrin d'avoir failli faire manquer l'évasion de son cher Émilien, qu'il s'infligeait cette pénitence et se mortifiait comme un véritable ermite.

Il vint un temps de disette de grain, où on trouvait plutôt de la viande à acheter que de la farine. Nous n'en avions nul besoin. Le gibier abondait autour de nous, et nous inventions toutes sortes de pièges, lacets, trappes et colliers. Il se passait peu de jours sans que nous prissions un lièvre, une perdrix, un lapin ou de petits oiseaux. Il y avait force goujons et ablettes dans le ruisseau, et j'eus bien vite fabriqué des nasses. Un petit marécage nous fournissait à discrétion des grenouilles que nous ne dédaignions pas. Nous eûmes aussi affaire à plusieurs renards qui furent difficiles à saisir; mais nous fûmes plus fins qu'eux, et nous fîmes sécher assez de peaux pour avoir de bonnes couvertures d'hiver. Enfin, Dumont réussit à se procurer deux chèvres, dont le lait acheva de compléter notre bien-être, et qui, pas plus que l'âne, ne nous coûtèrent rien pour leur nourriture, tant il y avait de folles herbes autour de nous et de pâturages à l'abandon dans les terres non encore vendues.

Quand vint le temps de récolter les châtaignes, notre existence fut assurée, sans qu'il fût nécessaire d'aller aux emplettes. Nous avions la jouissance d'une douzaine d'arbres magnifiques et nous sûmes emmagasiner les fruits dans un silo de sable bien disposé. En qualité de Marchois, nous entendions mieux que les Berrichons la conservation de cette précieuse denrée.

Mais cette époque de la cueillette nous exposait à une invasion de visiteurs, et nous dûmes prendre nos précautions. Ni Dumont, ni moi qui devais passer toujours pour son neveu, n'avions rien à craindre: mais Émilien, le pauvre Émilien, qui aurait tant voulu être soldat, se trouvait forcément réfractaire, et il fallait le bien cacher ou le faire passer pour estropié. Il s'y résigna, se fabriqua une jambe de bois où il lia et plia son genou, et s'arma d'une béquille. À notre grande surprise, la précaution fut inutile: nous vîmes récolter tout autour de nous; mais, des quinze ou vingt personnes qui gravirent sur les buttes voisines, aucune ne franchit le ruisseau, aucune ne s'approcha de notre maison, aucune ne nous parla; il y a plus, aucune ne nous regarda.

Cela nous parut bien étrange, et nous en conclûmes, Émilien et moi, que ces braves gens avaient deviné notre situation et ne voulaient pas même nous voir, afin de pouvoir jurer, en cas de persécution et d'enquête, qu'ils ne nous savaient pas là.

Ce fut, en effet, pour quelques-uns, le motif de cette prudence; mais, pour les autres, il y en eut un dont nous eûmes l'explication plus tard.

Ce fut à minuit, le jour de Noël; la sécurité et le bien-être relatif dont nous jouissions, l'ignorance absolue où nous étions des événements, l'espoir de traverser cette crise et de rentrer dans la vie normale, nous avaient rendu un peu de gaîté, et nous résolûmes de faire réveillon. Nous nous étions construit, avec des cassures de granit autrefois exploité, une bonne cheminée, qui nous permit d'allumer la bûche de Noël. Avec des fagots bien secs qui jetaient une belle clarté dans la chambre, nous dressâmes la table et j'y servis un chapelet d'alouettes bien grasses, une montagne de mes plus belles châtaignes cuites de diverses manières et un fromage de mes chèvres. Pour figurer un arbre de Noël, Émilien avait coupé et planté sur la table un fragon (petit houx) tout couvert de ses fruits rouges qui sortent du milieu des feuilles. Mon vin de prunelles était clair comme de l'eau de roche et piquant comme du vinaigre. Nous aimons cela, nous autres gens de montagne. Dumont, faute de mieux, ne le dédaignait pas, et, quand je lui eus bien démontré que ce n'était pas du vin, il consentit à en boire pour trinquer à la santé de nos amis absents. Il nous vint bien à la pensée qu'ils étaient peut-être tous en prison ou guillotinés, même Costejoux, pour nous avoir sauvé la vie: mais chacun de nous se donna comme un coup de poing sur le cœur pour le forcer à la confiance, et aucun de nous ne voulut dire aux autres le frisson qui lui avait passé par le corps. Dumont, qui avait été longtemps triste comme un homme nourri de remords et privé d'excitant, voulut secouer son chagrin. Nous l'aimions tant qu'il se voyait bien pardonné. Il entonna donc, d'une voix grêle, une chanson de table qui probablement était grivoise, car, sur une parole d'Émilien, il l'interrompit tout d'un coup et se mit à chanter un noël.

Il arrivait à la moitié du second couplet, lorsqu'un cri rauque des plus bizarres et tout à fait inexplicable passa, en se prolongeant, le long de la maison et se perdit dans la direction de la Parelle, le plus gros bloc dans notre voisinage 1 .

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