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XVI

Je ne sentais plus la fatigue et nous nous trouvions à l'extrémité de la forêt dans une lande moins triste à traverser que la première. Nous y marchions facilement, la nuée n'avait point crevé par là, le terrain était sec, et nous étions enfin sûrs d'être bien seuls sur un grand espace découvert. Le ciel plein d'étoiles paraissait immense sur ce pays inculte dont, faute de bras, les parties fertiles étaient en friche. On ne cultivait plus dans le voisinage des habitations, tous les hommes étaient partis pour les armées. La République avait dit: «Ne songeons qu'à la guerre, que les jeunes gens se battent, que les femmes tissent des étoffes et cousent des uniformes, que les enfants et les vieillards fassent de la charpie pour les blessés ou tressent des couronnes pour les vainqueurs!» Danton avait ajouté: Que toutes les affaires soient interrompues! - Danton pouvait dire cela aux Parisiens. Les indigents y étaient nourris aux frais de la ville, on les payait même pour former un auditoire aux assemblées des sections. Mais le paysan! pour lui, les affaires interrompues, c'était la terre à l'abandon, le bétail mort et les enfants sans pain! Voilà ce que les gens des villes ne se disaient pas, et ils s'étonnaient naïvement que le peuple des campagnes fût irrité ou découragé.

Ce malheur général favorisait l'évasion d'Émilien. Les campagnes étaient désertes. Les fougères et les genêts croissant en liberté formaient de grosses touffes entre lesquelles on pouvait dormir sur l'herbe avec plus de sécurité que dans les citadelles. On n'entendait d'autre voix que celles des perdrix rassemblant leur couvée, quelquefois le petit cri plaintif des oiseaux de nuit s'appelant d'un arbre à l'autre. Ces pauvres arbres, rares et chétifs, montraient çà et là leur tête écimée toute ronde; on eût dit des personnes placées en observation. Mais nos yeux étaient trop exercés pour s'y tromper.

Nous pouvions enfin nous parler sans crainte d'être entendus et sans avoir à lutter contre les difficultés ou les incertitudes du chemin. J'étais sûre d'être dans la bonne direction.

Je demandai à Émilien comment il se faisait que, courant après lui, je m'étais tout à coup trouvée hors de la route avec lui. M. Costejoux, jugeant qu'il y aurait peut-être trop de témoins au relais des Taupins, l'avait fait descendre à peu de distance. Il avait profité du désordre où l'orage mettait sa petite escorte pour lui dire de se glisser dans un fossé et de s'y tenir couché jusqu'à ce que je vinsse le chercher, se promettant de m'avertir au rendez-vous où il pensait me trouver. Ni le postillon ni les cavaliers ne s'étaient aperçu de l'évasion, et il comptait que la nuit se passerait sans qu'ils en eussent le moindre soupçon. Émilien s'était d'abord caché; mais il avait reconnu mon pas et ma voix, car il paraît que je faisais des exclamations de chagrin sans le savoir. Sans doute j'étais affolée par cette course, par l'inquiétude et par le tonnerre. Je disais: «Mon Dieu, mon Dieu!… Dieu est-il aussi contre nous?»

Émilien m'avait suivie, n'osant m'appeler, courant aussi de toute sa force. Il n'avait pu me joindre qu'au moment où j'avais été comme foudroyée en travers du chemin. Il m'avait emportée, voyant bien que je n'étais pas morte, car je continuais à dire: «Mon Dieu, mon Dieu, vous ne voulez donc pas?» mais il avait craint que je ne fusse folle ou aveugle, car je ne pouvais avancer et je ne savais pas où j'étais.

– Ah! ma pauvre chère Nanon, dit-il, quelle peur j'ai eue! j'ai regretté un moment de ne pas être resté en prison, je me suis maudit d'avoir accepté une délivrance qui te coûterait si cher! Dis-moi donc à présent où est Dumont et comment il se fait que je t'aie trouvée seule? Est-il là quelque part à nous attendre?

Force me fut de lui raconter ce qui s'était passé, ce qui lui causa une grande inquiétude.

– Et que va devenir ce pauvre ami? dit-il: quand il s'éveillera, il voudra courir après nous, il ira aux Taupins, il s'informera, il éveillera des soupçons, il se compromettra peut-être, il se fera arrêter…

– Ne craignez pas cela, lui dis-je, Dumont est très prudent, et il l'est d'autant plus le lendemain d'un jour d'ivresse. Il craint de laisser voir sa faute et ne parle pas volontiers, même à ses amis. Il se dira que nous sommes en route pour Crevant, où il nous a assuré un refuge et il nous y rejoindra.

– Crevant! s'écria-t-il: c'est là que nous allons nous cacher?

– Oui, nos mesures sont prises et je sais très bien le chemin qu'il faut suivre; Dumont me l'a expliqué et je l'ai vu sur la carte.

– Mais tu ne sais donc pas que ce Millard, qui a dénoncé mes malheureux compagnons de chambrée, les frères Bigut, est le maire de Crevant?

Je fus épouvantée et je faillis renoncer au refuge que j'avais fait préparer; mais, en tenant conseil à nous deux, nous revînmes à mon projet. Ce Millard était ou un méchant homme qui avait eu pour but une vengeance personnelle, ou un patriote bête qui n'avait pas cru envoyer ces deux victimes à la mort. Dans le premier cas, il n'avait pas de raison, ne nous connaissant pas, pour nous persécuter. Dans le second, il se repentait et ne recommencerait pas. Enfin, il pouvait être absent de la commune ou malade. C'était à nous d'éviter de passer par le bourg et de nous enfoncer dans les terres, si la maison louée par Dumont n'était pas assez loin du danger.

Mais où et quand pourrions-nous retrouver Dumont?

Nous résolûmes d'attendre le jour sur la partie la plus élevée du plateau, dans les broussailles, d'où, sans être vus, nous pouvions dominer toute cette campagne découverte et voir venir.

J'étais atrocement fatiguée. Je m'endormis profondément, le soleil levant m'éveilla en me frappant dans les yeux. Je me lève, je regarde, Émilien avait disparu. J'étais seule avec l'âne, dont le bât et le chargement m'avaient servi de lit.

La peur me prit.

– Il aura été chercher Dumont, me dis-je, et il se sera fait arrêter!

Je regardai de tous côtés. Rien! Je rechargeai l'âne sans savoir ce que je faisais, sans me demander ce que j'allais faire. Je regardai encore, j'aperçus loin, bien loin, deux hommes sur le petit chemin que nous avions parcouru la veille. Combien je me tourmentai, tant qu'il ne me fut pas possible de les reconnaître! Enfin, je les distinguai bien; c'était Émilien ramenant notre pauvre Dumont, encore bien abattu, car il lui donnait le bras et activait sa marche.

Nous nous remîmes en route tout de suite. Dumont ne nous parlait pas, Émilien me fit signe de le laisser se ravoir peu à peu. Nous n'avions pas besoin de ses indications pour marcher droit à notre but sans nous attarder aux détours et croisements. Outre l'étude que j'avais faite du pays sur la carte, nous avons, nous autres Marchois, un sens particulier pour voyager à vol d'oiseau. Il n'y a pas bien longtemps que nos émigrations d'ouvriers allaient encore ainsi à Paris et dans toutes les grandes villes où l'on emploie des escouades de maçons. Avant les chemins de fer, on les rencontrait par grandes ou petites bandes sur tout le territoire, et, comme ils passaient partout à travers champs, on s'en plaignait beaucoup.

Pendant la Terreur, on n'en vit plus et nous pûmes circuler dans le désert. Nous descendîmes le cours d'un ruisseau qui s'appelle le Gourdon, mais sans descendre dans le petit ravin où il coule et où il y a quelques moulins et habitations; nous le quittâmes à la forêt de Villemort pour aller traverser à gué la Bordesoule; puis, ayant passé le chemin qui mène à Aigurande, nous prîmes sur notre gauche, et, après une journée de sept à huit lieues, nous entrâmes enfin, sans passer par Crevant, dans le pays sauvage que nous cherchions.

Nous étions servis à souhait. C'était une oasis de granit et de verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère. Partout de gros blocs arrondis sortant de terre ou montant les uns sur les autres comme des cailloux roulés, de petits chemins creux tout bossués où de minces charrettes passaient avec peine, de plus petits encore où elles ne passaient pas du tout et qui s'enfonçaient dans les sables traversés d'eaux courantes où l'on marchait sans enfoncer. Une végétation superbe sur tout cela. Des châtaigniers énormes sur toutes les collines et, dans les fonds, des buissons épais, des poiriers sauvages couverts de fruits, des chèvrefeuilles tout fleuris; des houx et des genévriers gros comme des arbres, des racines courantes qui faisaient des ponts sur les sables éboulés, ou qui se traînaient comme des serpents monstrueux.

– Comment, me disait Émilien, toute la France persécutée ne vient-elle pas se cacher dans de pareils endroits? Il n'y a pas un coin grand comme la main où l'on risque de marcher à découvert, et l'on ne fait pas trois enjambées sans trouver une cachette excellente. Combien de milliers de personnes ne faudrait-il pas pour en découvrir une seule!

Dumont, en nous voyant si contents de notre asile, avait repris courage.

– Ce pays est trop pauvre, nous dit-il, pour que des gens habitués à leurs aises puissent y vivre seulement quelques jours. Vous y souffrirez peut-être un peu, tout sobres et endurcis que vous êtes, surtout s'il nous faut y passer l'hiver. On fera son possible pour s'arranger; mais ne parlez pas à des anciens riches de vivre comme cela dans des creux de ravins, sans rencontrer à qui parler. Ils y deviennent fous et préfèrent se livrer.

Il disait vrai. Dans ce temps-là, beaucoup de gens aimaient mieux aller à la mort que de traîner la misère, témoin ce pauvre prêtre que nous avions vu mourir parce qu'il était las de se cacher.

Quant à nous, heureux d'être réunis, pleins de force et de jeunesse, fiers d'avoir réussi à nous sauver, habitués à vivre de peu et à voir des bois et des rochers, nous entrions là comme dans le paradis – et, si nous eussions pu oublier le malheur et le danger des autres, c'eût été, en effet, le paradis pour nous.

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