Je feignis d'admirer sa haute philosophie, et il parla à tort et à travers, de tout ce qui ne m'intéressait pas; mais j'écoutais quand même, et j'enregistrais dans ma mémoire les moindres détails sur le pays et les personnes. Entre autres choses, il me parla de son pays à lui. Il était du Berry, et d'un bourg appelé Crevant, dont je n'avais jamais entendu parler.
– Ah dame! disait-il, c'est un pays bien sauvage et, dans les terres, je suis sûr qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu une ville, une grande route, une voiture à quatre roues. C'est tout châtaigniers et fougère, et on y peut faire une lieue et plus sans rencontrer seulement une chèvre. Ma foi, si j'étais resté chez nous, je serais plus tranquille que je ne suis. On ne s'inquiète pas de la république par là! On ne sait peut-être pas seulement qu'il y en a une. Mais c'est un pays de misère où on ne dépense rien parce qu'on ne gagne rien.
Je lui demandai de quel côté se trouvait ce désert. Il me fit une espèce d'itinéraire que je gravai dans ma tête, tout en ayant l'air de l'écouter par complaisance, et sans savoir s'il me serait utile d'être si bien renseignée; mais j'étais sur le qui-vive pour toute chose, me disant que toute chose pouvait me servir à un moment donné.
Je sus aussi de lui que les gens qui nous escortaient n'étaient point des gendarmes, mais des patriotes de la ville, qui faisaient volontairement plus d'un genre de corvées pour être bien notés. Encore des féroces qui avaient peur!
Je dus les quitter à Bessines, où on relaya pour changer de chevaux. J'avais fait mon possible pour apercevoir les prisonniers ou tout du moins pour entendre leurs voix. Ils étaient si bien enfermés, qu'à moins de me trahir, je ne pouvais m'assurer de rien. Malgré ma prudence, il paraît que ces cavaliers se méfièrent de moi ou qu'ils craignirent d'être blâmés, car ils me dirent qu'ils ne pouvaient me garder plus longtemps et que la diligence ne pouvant tarder à passer, je n'avais qu'à l'attendre. Je l'attendis plus d'une heure. Elle relaya aussi. Je mourais d'impatience, craignant de perdre la trace des prisonniers. J'abordai le conducteur, je l'appelai «citoyen Baptiste» et lui dis que son oncle m'avait autorisée à lui demander une place à côté de lui sur le siège, ce qu'il m'accorda sans peine. Je tenais à pouvoir causer avec quelqu'un. J'étais contente quand cette diligence fut enfin en route.
Pourtant, j'avais une inquiétude pour la suite de mon voyage. La manière dont on me regardait et me parlait était nouvelle pour moi, et je m'avisais enfin de l'inconvénient d'être une jeune fille toute seule sur les chemins. À Valcreux, où l'on me savait sage et retenue, personne ne m'avait fait souvenir que je n'étais plus une enfant, et je m'étais trop habituée à ne pas compter mes années. Je songeai à ce que M. Costejoux m'avait dit à ce sujet.
Je voyais enfin dans mon sexe un obstacle et des périls auxquels je n'avais jamais songé. La pudeur se révélait sous la forme de l'effroi. Dans un autre moment, j'aurais peut-être eu du plaisir en apprenant que j'étais devenue jolie. Dans ce moment-là, j'en étais désolée. La beauté attire toujours les regards, et j'aurais voulu me rendre invisible. Je roulai plusieurs projets dans ma tête: je m'arrêtai à celui de ne pas me montrer à Châteauroux sans m'être assuré une protection, et de retourner la chercher à Valcreux, dès que je me serais assurée de la présence d'Émilien dans le convoi.
Je dis le convoi, parce qu'une autre charrette fermée, débouchant d'un chemin, vint bientôt se placer devant nous, se hâtant de nous dépasser.
– Ah! me dit le conducteur Baptiste, voilà les mauvaises bêtes du bas pays que l'on mène joindre les autres. Il paraît que les prisons sont toutes remplies. On est bien sot dans notre pays de tant se gêner avec les aristocrates, quand on pourrait faire comme on fait à Nantes et à Lyon quand on en a trop.
– Qu'est-ce qu'on en fait donc?
– On tire dessus à mitraille ou on les noie comme des chiens.
– Et c'est bien fait, répondis-je, égarée et parlant au hasard.
Moi aussi, j'étais lâche, mais ce n'était pas pour moi que j'avais peur; car, si je n'eusse songé à ce que j'avais à faire, je crois que j'eusse sauté à la figure de ce Baptiste et que je l'eusse souffleté.
Je sus par lui que nous ne devions pas rejoindre le convoi et qu'il marcherait toute la nuit, tandis que nous la passerions à Argenton.
– La nuit! pensais-je, ah! si j'étais restée sur la première voiture, j'aurais peut-être pu profiter d'un moment, d'un accident.
Alors j'avais envie de descendre, de courir, je ne savais plus ce que je voulais. Je perdais la tête. J'avais fait trop de projets, j'étais épuisée. Il ne me venait plus rien de raisonnable dans l'esprit.
Je me recommandai à Dieu. Quand nous arrivâmes à Argenton à la nuit tombée, quelles furent ma surprise et ma joie de voir le convoi à la porte de l'auberge! on attendait des chevaux à revenir d'une autre course, et deux des cavaliers de l'escorte étaient allés pour en réquisitionner dans la ville. On disait qu'il n'y en avait plus un seul. Je regardai les deux cavaliers qui restaient. Celui qui m'avait traitée de réquisition n'y était pas. Les autres me remarquaient. Il y en avait un très méfiant qui me demanda si je connaissais quelque prisonnier dans le convoi. Ce n'était pas une question bien adroite. Je me méfiai à mon tour et je lui dis hardiment qu'une personne comme moi ne connaissait pas d'aristocrates.
J'entrai dans l'auberge pour n'avoir pas l'air d'examiner le convoi. Au bout d'un instant, les deux cavaliers y entrèrent aussi, conduisant un vieillard que je n'avais jamais vu, une vieille femme que je reconnus pour celle qu'on avait arrêtée, sous mes yeux, le matin, et un jeune homme que je ne voulus pas voir dans la crainte de me trahir; mais je n'avais pas besoin de le regarder, c'était lui, c'était Émilien, j'en étais sûre. Je me tournai vers la cheminée pour qu'il ne me vît pas. J'entendis qu'on lui servait à manger ainsi qu'aux autres. Je ne sais s'ils mangèrent, ils ne se disaient rien. Quand je me sentis bien sûre de moi, je me retournai et je le regardai pendant que personne n'y faisait attention. Il était très pâle et paraissait fatigué; mais il était calme. On eût dit qu'il voyageait pour ses affaires. Je repris courage, et, comme il eût pu se trahir en m'apercevant, je quittai l'auberge, résolue à dormir encore à la belle étoile plutôt que de coucher dans cette auberge pleine de gens grossiers qui me regardaient en ricanant.
Je quittai la route et marchai assez loin dans la nuit. On avait fini les moissons, il y avait partout des meules pour me servir de lit et de cachette. Seule, je n'avais plus peur. Résolue à m'en retourner chez nous pour mieux préparer mon œuvre, dès le petit jour je me mis dans un chemin de traverse, en m'orientant par la ligne la plus droite sur Baunat et Chénérailles. Je ne fis point d'erreur. J'avais vu sur la carte qu'à vol d'oiseau, le moutier était à égale distance de Limoges et d'Argenton. J'arrivai sans accident chez nous, le lendemain soir.