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– Parlez-moi de cela, monsieur Costejoux, et nous reparlerons de Louise. Je veux d'abord comprendre comment et pourquoi tout vous semble perdu, à vous que j'ai vu si plein d'espoir quand vous disiez et quand vous écriviez: «Encore quelques semaines d'énergie et de rigueur, et puis nous entrerons dans le règne de la justice et de la fraternité.» Avez-vous cru réellement que vous pourriez vous réconcilier avec les timides, après les avoir tant effrayés, et avec les royalistes, après les avoir tant fait souffrir? Moi, je crois que les hommes ne pardonnent jamais la peur qu'on leur a faite.

– Je le sais, reprit-il vivement. Je ne le sais que trop à présent! Les modérés nous haïssent plus mortellement encore que les royalistes, car ceux-ci ne sont point lâches. Ils montrent, au contraire, une audace que l'on croyait avoir vaincue. Costumés ridiculement et affectant, pour se distinguer de nous, des airs efféminés, ils s'intitulent muscadins et jeunesse dorée; à l'heure qu'il est, ils se montrent dans Paris avec de grosses cannes qu'ils feignent de porter mollement et avec lesquelles ils engagent chaque jour des rixes sanglantes avec les patriotes. Ils sont cruels, plus cruels que nous! ils assassinent dans les rues, sur les chemins; ils massacrent dans les prisons. Ils poussent à l'anarchie par le crime, le vice, la débauche et le vol à main armée. Ils espèrent ramener la monarchie en égorgeant la République, et ne se cachent guère du dessein d'égorger la France pour la forcer de leur appartenir à tout prix.

– Hélas! monsieur Costejoux, vous ne raisonniez pas comme cela, je le sais bien, mais comment agissiez-vous? La violence a autorisé la violence. Vous ne l'aimiez pas, vous; mais vos amis l'aimaient et vous le savez bien, à présent que l'on connaît ce qui s'est passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai! vous aviez donné des pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les jacobins parce qu'ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu'il s'occupe peu des royalistes d'à présent qui ne s'attaquent qu'à vous. S'ils font les crimes que votre parti a faits, s'ils égorgent des innocents et massacrent des prisonniers, j'entends dire chez nous que c'est pour tuer la Terreur qui leur a donné l'exemple et que tous les moyens sont bons pour en finir. N'est-ce point ce que vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que, pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de la France par l'échafaud, la guerre, l'exil, et la misère qui a fait périr encore plus de monde? Ne vous fâchez pas contre moi; si je me trompe, reprenez-moi; mais je vous dis ce que j'entends dire et ce à quoi je n'ai rien trouvé à répondre.

Je vis que je lui faisais de la peine, car il ne dit rien pendant un moment, et puis, tout à coup, il reprit le ton de colère que je lui avais vu prendre à Limoges au milieu de la Terreur.

– Oui! dit-il, c'est notre destinée d'être jugés comme cela! Nous avons assumé sur nous tous les reproches, toutes les malédictions, toutes les hontes de la Révolution. Je le sais, je le sais! Nous serons des infâmes, des bêtes féroces, des tyrans, pour avoir voulu sauver la France. Notre châtiment est commencé! le peuple, à qui nous avons tout sacrifié, pour qui nous avons forcé notre nature jusqu'à être sans scrupule et sans pitié, cette cause sublime à laquelle nous avons immolé nos sentiments d'humanité, notre réputation, et jusqu'à notre conscience légale, c'est là ce qui se tourne contre nous; c'est le peuple qui nous livrera à nos ennemis implacables, c'est lui qui, dans l'avenir, maudira notre mémoire et haïra en nous le nom sacré de la République. Voilà ce que nous aurons gagné à vouloir donner aux hommes une société fondée sur l'égalité fraternelle et une religion basée sur la raison.

– Eh bien, cela vous étonne, monsieur Costejoux, parce que, vous, grand cœur d'homme, vous n'avez pas eu d'autre idée. Mais, pour trois ou quatre qui pensent comme cela, il y a eu trois et quatre mille, peut-être plus, qui n'ont pas songé à autre chose que contenter leur vieille haine et leur ancienne jalousie contre la noblesse… Ah! laissez-moi dire, je n'attaque pas ceux que vous estimez, vous les connaissez, vous répondriez d'eux. Le mot de votre parti n'est pas la haine et la vengeance, je le veux bien, je ne sais pas, moi! La chose dont je suis sûre, c'est que, si on eût fait la Révolution sans se détester les uns les autres, elle aurait réussi. Nous la comprenions, nous l'aimions et nous l'aidions au commencement. Vous l'auriez fait durer si vous n'aviez pas permis les persécutions et tout ce qui a troublé la conscience des simples. Vous avez cru qu'il le fallait. Eh bien, vous vous êtes trompés, et, à présent que vous le sentez, vous tâchez de vous en consoler en disant que l'indulgence eût tout perdu. Vous n'en savez rien, puisque vous n'en avez point essayé. C'est l'effet de vos colères qui a tout perdu, et vous ne pouvez pas vous résigner comme nous autres, bonnes gens du peuple, qui n'avons haï et maltraité personne.

Il voulait riposter; mais, quand il était fâché, les lèvres lui tremblaient comme aux personnes vives qui ont le cœur bon. Moi, je voulais lui dire tout ce que j'avais dans la conscience, afin que, si mes idées le blessaient, il pût défaire notre marché.

– Vous voulez me dire, repris-je, que c'est la rage du peuple qui vous a emportés et poussés à la vengeance des longues misères qu'il avait endurées. Je sais, pour l'avoir entendu assez déplorer chez nous, que c'est le peuple de Paris et des grandes villes qui vous pousse et vous mène, parce que vous demeurez dans les villes, vous autres gens d'esprit et de savoir. Vous croyez connaître le paysan quand vous connaissez l'ouvrier des faubourgs et des banlieues, et, dans le nombre de ces ouvriers moitié paysans, moitié artisans, vous ne faites attention qu'à ceux qui crient et remuent. Cela vous suffit; vous pensez pouvoir les compter quand ils sont dehors comme un troupeau s'excitant les uns les autres. Vous ne les voyez point rentrés chez eux et parlant des choses qu'ils ont faites sans les comprendre. Vous causez avec quelques-uns qui vous suivent parce qu'ils veulent de vous quelque chose, des emplois, des récompenses, ou ce qu'ils aiment mieux que tout parce que ces gens sont vaniteux, de l'autorité sur les autres. J'ai vu cela, moi; j'ai vu à Châteauroux comme on entourait les représentants envoyés de Paris, et Dumont entendait comme on les jugeait, ces quémandeux de pouvoir, dans la rue et sur la porte des maisons. Tout ça, voyez-vous, c'était une cour et un cortège que l'on faisait aux maîtres de la République pour en obtenir ce qu'on voulait, et, si un archevêque ou un prince fût venu à la place, c'eût été les mêmes cris et les mêmes flatteries. Vous qui avez cent fois plus d'esprit que nous, vous avez été tout de même dupe de ces intrigants d'en bas que vous receviez, non sans dégoût, à votre table, et que vous supportiez parce qu'ils vous disaient: «Je réponds de ma rue, de mon faubourg, de ma corporation.» Ils vous trompaient pour se rendre importants et nécessaires. Ils ne pouvaient répondre de rien et vous l'avez bien vu, quand, outrés de leur méchanceté et de leurs pilleries, vous avez dû les punir pour contenter la justice de votre cœur et celle du peuple indigné. Voilà votre malheur et celui de vos amis, monsieur Costejoux; vous croyez connaître le peuple parce que vous vous jetez résolument au beau milieu de ce qu'il a de plus mauvais et de plus terrible, et vous n'en connaissez que la lie, et vous croyez que le peuple tout entier est féroce et affamé de vengeance. Alors, vous travaillez pour le contentement des pires et vous ne vous doutez pas du blâme des meilleurs. Vous jugez ceux-ci timides et mauvais patriotes parce qu'ils ne vont pas en bonnets rouges vous tutoyer et vous caresser. Moi, je dis que ces modérés si méprisés ont été meilleurs patriotes que les autres, puisqu'ils vous ont supportés pour ne point nuire à la défense du pays. Ce qu'il faudrait connaître, ce qu'il faudrait entendre, voyez-vous, c'est ce qui se dit tout bas, et c'est là ce que vous ne savez jamais, puisque vous ne vivez qu'au milieu des déclamations ou des hurlements. Quand vous l'apprenez, il est trop tard. Aujourd'hui, voilà que les hurleurs et les malfaiteurs du parti ennemi prennent la place des vôtres, et le peuple triste et silencieux vous abandonne à leur colère. C'est alors que vous êtes forcés de compter les têtes et de voir que le grand nombre est contre vous, et cela vous étonne! Vous dites que le peuple est lâche et ingrat. Eh bien, moi qui en suis, de ce pauvre peuple, moi qui vous aime et qui vous dois la vie d'Émilien, c'est-à-dire plus que la mienne, je vous dis: Vous vous êtes égaré dans une forêt où la nuit nous a surpris et où vous avez pris le sentier d'épines pour le grand chemin. Pour en sortir, il vous a fallu vous battre avec les loups et vous arrivez au jour, tout étonné de voir que vous avez reculé au lieu d'avancer, que vous avez marché avec les bêtes sauvages et que la foule des hommes s'est rangée de l'autre côté. À présent, les royalistes auront beau jeu; plus méchants que vous, je ne dis pas non, ils ne feront pourtant pas pire que vous. Ils auront leurs flatteurs, leurs intrigants, leurs égorgeurs, leur vilain monde à part, qui les trompera comme vous avez été trompés: et, à leur tour, ils perdront la partie. Qui la gagnera? Ce sera le premier venu, pourvu que la guerre civile finisse et que chacun puisse vivre chez lui sans craindre d'être dénoncé, emprisonné et guillotiné le lendemain. Et ce n'est pas parce que le monde est royaliste ou girondin, ou égoïste, ou poltron; ce n'est pas non plus parce qu'on a besoin de repos que cela arrivera. Les bons soldats n'ont pas manqué pour les armées, parce que, de ce côté-là, le devoir est net et la cause bonne. Ce dont on est las, c'est d'être forcé de se méfier, de se haïr et de voir périr des innocents sans pouvoir les assister. On est fatigué aussi de ne point travailler. Pour le paysan, c'est la pire fatigue, et ce ne sont point vos secours, vos allégements et vos aumônes qui le consolent et le dédommagent du temps perdu. Il a un grand courage et, une grande bonté de cœur dont vous n'avez pas connu l'emploi. Pris séparément, il a bien des défauts, mais je vais vous parler comme il parle: si vous pouviez mettre en un tas ce qu'il y a de moralité, plus ou moins, dans le cœur de chacun, vous verriez une montagne qui vous ferait peur, parce que vous n'avez point voulu la voir et parce qu'il vous faut renoncer à l'abattre.

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