On lui prit d’abord ses armes; puis, comme il était couché la face contre terre, on le retourna pour s’assurer qu’il n’y avait pas autre chose à lui dérober.
Quelles ne furent pas la surprise et la joie de nos pillards en voyant son visage d’argent enrichi de pierreries!
Chacun voulant avoir un aussi riche butin, une dispute s’ensuivit, des coups s’échangèrent et prirent un tel caractère d’acharnement que, lorsqu’ils cessèrent, il ne restait plus qu’un seul cosaque vivant.
Celui-ci se jeta aussitôt sur sa proie; mais le visage tenait ferme, et il dut, pour s’en emparer, faire de tels efforts, qu’il tordit tant soit peu le cou de notre héros. Je vous assure, mes enfants, que tout autre que Castagnette eût succombé à une pareille épreuve.
Le cosaque remonta alors à cheval et s’éloigna au galop, laissant le malheureux officier, plus mutilé que jamais, enseveli sous les cadavres de ceux qui s’étaient battus pour le dévisager.
Cette couverture humaine rappela peu à peu la chaleur dans son corps; la douleur que lui causait l’opération qu’il venait de subir le réveilla complètement. Il regarda autour de lui, et, en se rappelant l’horrible situation dans laquelle il se trouvait, il regretta de n’être pas mort. Il ne s’expliqua pas la présence de ces cadavres ennemis qui l’entouraient; il voulut se lever pour prendre à son tour les vêtements de ceux qui avaient voulu le dépouiller; mais quelle ne fut pas sa surprise, en voulant avancer, de reculer malgré lui; en voulant essuyer son visage, de passer les doigts dans ses cheveux! Il ressentit des picotements à la gorge, il y porta la main et comprit tout.
Vous ne serez pas étonnés, mes enfants, si, par cinquante degrés de froid, un cou tordu reste tordu. Ce n’est qu’au printemps suivant, au moment du dégel, que le cou de notre héros reprit sa position première.
«Allons, se dit Castagnette résigné, ma pauvre tête a l’air d’être posée sur la pointe d’un tire-bouchon: c’est laid, mais, comme tout en ce monde, cela a son bon côté. Gare à ceux qui me poursuivront! je les défie bien maintenant de me surprendre.»
Il prit les effets les plus chauds des cosaques morts près de lui, et, sa toilette terminée, il avait tout à fait l’air d’un kalmouck. Deux chevaux étaient restés près des cadavres de leurs maîtres, il en prit un pour son usage et tua l’autre pour son repas. Pauvre Castagnette! vous voyez, mes enfants, à quoi il en était réduit.
Il voulut s’élancer à cheval comme à son ordinaire, mais il se trouva le visage du côté de la croupe, ce qui l’obligea à monter à cheval à l’envers pour se retrouver à l’endroit.
Grâce à son costume, il traversa l’armée russe sans accidents. Lorsqu’on lui adressait la parole, il montrait son oreille emportée pour faire comprendre qu’il était sourd, et son visage mutilé pour indiquer qu’il était muet.
Arrivé près de la frontière polonaise, il entra, un soir; dans une cabane pour demander à souper. Un cosaque était déjà assis auprès du feu, attablé devant un excellent repas. Quand il s’agit de le payer, Castagnette lui vit remettre à son hôtesse une perle fine.
«Oh! oh! voilà qui mérite attention, se dit-il. Cette perle n’aurait-elle pas habité ma mâchoire, et ce brigand ne serait-il pas mon voleur?»
Le capitaine laissa son souper inachevé en voyant partir le cosaque, et lui offrit de faire la route avec lui. L’offre fut acceptée et tous deux se mirent en chemin.
«J’ai bien envie de l’assommer, se disait Castagnette; il se peut que le drôle ne soit pas mon voleur, mais, dans tous les cas, c’est un de nos pillards, et la mort sera la première chose qu’il n’aura pas volée.»
Castagnette ralentit un peu l’allure de son cheval, et se trouvant à trois pas en arrière de son compagnon de voyage, il prit une hache qu’il avait trouvée pendue à l’arçon de sa selle, et vlan!., d’un seul coup il fendit le crâne du cosaque. Le malheureux tomba le nez sur le cou de sa monture, puis par terre. Castagnette se trouva aussi vite que lui à bas de son cheval. Fouiller sa victime ne fut pour lui que l’affaire d’un moment, et sa joie fut bien grande en retrouvant son visage d’honneur, auquel il ne manquait encore que trois dents.
«Il faut avouer, tout de même, que j’ai une chance infernale!» se dit Castagnette en couvrant de baisers son visage, qu’il serra ensuite soigneusement dans sa poche.
Castagnette entra à Kowno en même temps que Ney. Le maréchal y arriva seul avec ses aides de camp; il y trouva quatre cents hommes commandés par le général Marchand, et trois cents Allemands. Il prend le commandement de cette petite garnison et court à la porte de Wilna que les Russes attaquent. Les pièces sont enclouées et les artilleurs ont pris la fuite; un seul canon est intact: Ney le fait traîner devant la porte de la ville, en donne le commandement à Castagnette et court chercher les Allemands. Leur chef se brûle la cervelle et les voilà tous en déroute; impossible de les rallier. Le maréchal ramasse un fusil, et, redevenu grenadier, avec l’aide de trente hommes et de quelques officiers, il garde jusqu’au soir la porte de Wilna, résistant aux efforts de l’armée ennemie.
Honteux d’être ainsi arrêtés par une poignée de braves, les Russes lancent quelques bombes pour incendier la place. La première est pour notre pauvre capitaine; il la reçoit dans le dos, qu’il présentait courageusement à l’ennemi, elle s’y loge et brise le bras qui lui restait.
On ne reçoit pas une bombe dans le dos sans horriblement souffrir; aussi Castagnette jetait-il les hauts cris. Ney, qui a apprécié le courage du brave mutilé, s’approche de lui.
«Ah! mon maréchal, quel malheur!., moi qui ai toujours tant de chance… être blessé dans le dos comme un lâche!.. Je ne m’en consolerai jamais.
— Vous auriez tort, capitaine; je me connais en bravoure, et, croyez-moi, il n’est personne qui ne fût fier de recevoir une pareille blessure.
— Vous dites cela pour me consoler, mon maréchal; mais me voilà déshonoré.»
Un chirurgien fut appelé; il déclara que l’extraction de la bombe pourrait entraîner la mort. Castagnette rentra donc en France avec deux jambes de bois, deux bras de moins, un estomac de cuir, la tète a l’envers, le visage en argent et une bombe dans le dos.
XII
CAMPAGNE DE FRANGE
1813–1814
Depuis ce dernier événement, Castagnette, qui n’avait jamais perdu sa bonne humeur, devint sombre. Il n’osait plus se présenter nulle part, dans la crainte de passer pour un lâche. Quelques camarades s’émurent de cette mélancolie et allèrent trouver le brave Ney, le priant de faire donner la croix à leur ancien capitaine; mais les tristes événements de l’année 1813 ne permirent pas au maréchal de rappeler à Napoléon son ancien ami de 1799.
Castagnette se retira dans une petite maison de campagne à Vincennes. Il prenait plaisir à suivre les travaux de l’arsenal qui fournissait à toutes les opérations militaires. C’est là qu’il se lia avec le général Daumesnil, mutilé comme lui, alors commandant de la forteresse.
Ces deux hommes étaient bien faits pour se comprendre.
C’est de Vincennes que ces glorieux débris de l’Empire suivirent les événements à la fois si héroïques et si tristes qui s’accomplirent en 1813 et 1814: la défection de la Prusse et de l’Autriche, la bataille de Lutzen (2 mai 1813), celle de Bautzen (20 mai), la mort du grand maréchal Duroc (22 mai 1813), la bataille de Leipsick (19 octobre 1813), la mort de Poniatowski (19 octobre 1813), la retraite d’Espagne, la capitulation de Dantzick et l’envoi, au mépris des termes de la capitulation, de ses vingt mille défenseurs en Sibérie; la défection de Murat, les batailles de Brienne (29 janvier 1814), Champaubert (10 février); les combats de Montereau, de Montmirail, de la Fère-Champenoise, la capitulation de Paris (30 mars 1814), et tant d’autres désastreuses victoires et glorieuses défaites.