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«Décidément, — se disait-il en regardant ses compagnons de route tous fort éprouvés par le roulis, — j’ai une chance sans égale. Pendant mon premier voyage j’ai souffert tout le temps du mal de mer; grâce à mon estomac de cuir, m’en voilà pour toujours affranchi. Si les voyageurs savaient à quel point c’est commode d’être doublé de la sorte, ils ne se mettraient jamais en route sans avoir pris cette précaution.»

Le 9 octobre (17 vendémiaire an VIII), la flottille qui les ramenait en France mouillait à Fréjus, après un voyage de quarante et un jours sur une mer couverte de vaisseaux ennemis. Le 16, Castagnette arrivait à Paris, après avoir assisté aux réceptions triomphales faites à son général, à Aix, à Avignon, à Valence et surtout à Lyon. Partout le visage resplendissant de notre capitaine appelait sur lui l’admiration générale, et plusieurs fois Berthier, chef d’état-major du triomphateur, ne put s’empêcher d’être un peu jaloux de l’accueil fait à son inférieur.

Bonaparte trouva, en arrivant à Paris, les masses enthousiastes et le gouvernement hostile. Il résolut de reprendre la vie retirée qu’il avait adoptée déjà après le siège de Toulon et à la suite du traité de Campo-Formio. Il ne voyait que des savants et quelques intimes dévoués corps et âme à sa personne, parmi lesquels se trouvait en première ligne notre ami Castagnette.

Le pauvre capitaine se consacrait tout entier à celui dans lequel il voyait déjà le futur maître du monde. Aucun sacrifice ne lui coûtait pour assurer l’avènement de son héros; il mettait tant de discrète insistance à offrir ses services, qu’il semblait être l’obligé de celui qu’il obligeait. Il n’était cependant pas riche, notre brave ami. Il vendit l’une après l’autre toutes les perles de sa mâchoire, et les remplaça par des perles et des pierres fausses. Quand Bonaparte l’interrogeait sur ces ressources inconnues, Castagnette parlait d’envois d’argent que lui faisait sa famille, lorsque c’était, au contraire, lui qui la soutenait à force d’économies et de privations. Il assista ainsi aux grands événements qui préparaient l’Empire, apportant son grain de sable à l’édifice que construisait Bonaparte.

Le 18 brumaire, lorsque à la tête des grenadiers Murat fit évacuer la salle des Cinq-Cents, il l’accompagnait et reçut dans l’estomac, en couvrant Bonaparte de son corps, un coup de poignard si violent, qu’il retrouva le soir, en se couchant, la lame brisée dans son gilet.

Notre ami n’éprouva rien d’abord qu’un peu de suffocation; mais, petit à petit, l’air lui manqua davantage, il se sentit envahir par le froid, un sifflement prolongé se fit entendre: le malheureux avait une fuite dans l’estomac.

Un autre eût perdu la tête, mais Castagnette ne la perdait pas pour si peu. Il prit son mouchoir et l’introduisit dans la blessure pour empêcher l’air de sortir, puis il se rendit chez un cordonnier de ses amis, à l’enseigne de la Botte secrète; il choisit un morceau de peau de chevreau couleur col de nymphe émue, ce qui était la nuance la plus à la mode à cette époque, et le fit coudre sur la plaie. Combien il bénit Desgenettes en se sentant complètement soulagé! Il ne souffrit de cette blessure que plus tard, en vieillissant, lorsque le temps était orageux.

Quelques mois après seulement, Bonaparte, devenu consul, apprit les sacrifices que Castagnette s’était imposés pour lui et le dévouement dont il avait fait preuve, et qui avait failli lui coûter la vie.

«Comment se fait-il, mon brave, que tu ne m’aies jamais rien demandé? De toutes parts j’escompte des dévouements qui se font payer fort cher, tandis que tu m’as livré ton sang et tes faibles ressources sans jamais rien paraître désirer.

— C’est que, voyez-vous, mon général, vous êtes un dieu pour moi, et que je trouve tout simpie de payer les frais du culte. Une poignée de main de vous me rend plus heureux que tous les grades et les titres. Et puis, vous auriez là un beau colonel, ma foi! Me voyez-vous à la tête d’un régiment avec mon masque et mes jambes de bois?

— Enfin ne puis-je donc rien te promettre?

— Oh! si fait, mon général; vous pouvez même me rendre bien heureux. Promettez-moi de ne jamais me rayer des cadres de l’armée active, quelque impotent que je devienne. Permettez au pauvre capitaine Castagnette d’aller se faire tuer pour vous sur un champ de bataille. Retirez-moi mes épaulettes si je ne suis plus en état de commander, mais laissez-moi toujours vous suivre, non pas dans les palais qui vont devenir vos habitations ordinaires, mais sur les champs de bataille, où je vous serai toujours bon à quelque chose, ne fût-ce qu’en recevant une balle qui vous aurait enlevé un serviteur plus ingambe et plus utile que votre pauvre Castagnette.»

Bonaparte se sentit ému, et quitta notre ami en se demandant s’il y aurait quelque chose d’impossible à celui qui gouvernerait de tels hommes.

VIII

DE MARENGO A FRIEDLAND

14 juin 1800;

14 juin 1807

C’est triste à dire, mes enfants, mais Bonaparte ne revit plus son ami des mauvais jours que lorsque les mauvais jours revinrent; non qu’il fût oublieux, mais il était absorbé par les soins de son gouvernement. Plus il devenait puissant, plus Castagnette se tenait à l’écart.

Le 2 décembre 1804, la double cérémonie du sacre et du couronnement de l’empereur Napoléon eut lieu à Notre-Dame. En dépit du froid le plus rigoureux, Castagnette tint à assister au défilé du cortège. La foule houleuse renversa le brave officier. Un de ses deux genoux de bois en fut endommagé. «Il est dit que nous aurons toujours un sort pareil, murmurait-il en se relevant. Tandis que l’on couronne le jeune aiglon, le capitaine est couronné comme un vieux cheval. A chacun selon ses mérites.»

Notre ami se distingua à Marengo, à Hohenlinden, à Ulm, où il eut un cheval tué sous lui. La veille de la bataille d’Austerlitz, c’est lui qui prépara incognito à son ancien ami la réception devenue fameuse que lui firent les grenadiers de la garde, et qui alluma le premier des feux de paille qui éclairèrent cette promenade triomphale.

A Austerlitz il fit des prodiges de valeur; mais ses ennemis mourants connaissaient seuls ses hauts faits, dont il eût trouvé indigne de lui de se faire le narrateur. Partout, à Iéna, à Eyiau, à Friedland, il fit la guerre en chasseur, pour satisfaire une passion.

IX

HISTOIRE DE L’HOMME A LA TÊTE DE BOIS

Il faut que je vous conte, mes enfants, à quoi Barnabé Castagnette, dit l’Homme à la tête de bois, dut le surnom sous lequel il devint si populaire.

«Ah ça, mon oncle! lui dit un jour le capitaine, vous maigrissez à vue d’oeil; vous avez la mine et la tristesse du coucou; si cela continue, vous deviendrez étique. Il faut que vous me disiez la cause de ce changement-là.

— C’est des bêtises que tu ne comprendrais pas.

— Des bêtises ne peuvent pas démolir un homme comme cela. Est-ce parce que vous n’êtes encore que sergent, après tant d’actions d’éclat?

— Je n’ai fait que mon devoir; ne parlons pas de cela.

— Sont-се vos blessures qui vous font souffrir?

— Est-ce que je m’occupe de si peu de chose? Non. Mais, puisque tu veux que je te dise la vérité, la voilà: j’ai demandé la main d’une jeunesse qui ne veut pas de moi, sous prétexte que j’ai six coups de sabre sur la figure, et qu’on ne sait plus trop distinguer comment j’avais le nez fait.

— Mais c’est glorieux, ça, cependant.

— C’est possible, mais ça n’est pas joli, à ce qu’il paraît. De plus, elle m’a dit qu’elle ne voulait épouser qu’un blond, et mes cheveux sont gris comme la queue de mon cheval.»

Castagnette devint tout pensif en entendant le récit des chagrins de son oncle. Il l’aimait beaucoup, et aucun sacrifice ne lui eût coûté pour assurer son bonheur; aussi un matin il alla trouver Desgenettes et lui dit:

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