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Je me précipite vers la barrière, mais je glisse dans la boue et tombe, et, déjà, il me rattrape. Il me tire en arrière, agrippe mes cheveux, me griffe le visage, et me hurle des insultes qui volent parmi les gouttes de sang :

— Connasse ! espèce de sale connasse, tu ne peux pas nous laisser tranquilles ? Tu ne peux pas me foutre la paix ?

Je parviens à nouveau à me dégager, mais je n’ai nulle part où aller. Je n’arriverai jamais à retraverser toute la maison ni à atteindre la barrière. J’appelle à l’aide, mais personne ne peut m’entendre avec la pluie, le tonnerre et le bruit du train qui approche. Je cours jusqu’au fond du jardin, près de la voie ferrée. Je suis coincée. Je me tiens à l’endroit où, il y a à peine plus d’un an, je me tenais avec son enfant dans les bras. Je me retourne, dos au grillage, et je le regarde s’avancer à grands pas vers moi, résolu. Il s’essuie la bouche avec l’avant-bras et crache du sang par terre. Je sens les vibrations des rails dans le grillage derrière moi, le train est presque là, on croirait qu’il pousse un hurlement. Les lèvres de Tom remuent, il me dit quelque chose mais je ne l’entends pas. Je le regarde s’approcher, je le regarde, je reste immobile jusqu’au moment où il fond sur moi, et c’est là que je frappe. Je lui plante le tire-bouchon dans le cou.

Les yeux écarquillés, il s’effondre sans un bruit. Il porte une main à sa gorge en me dévisageant. On dirait qu’il pleure. Je le fixe jusqu’à ce que je n’y arrive plus, puis je lui tourne le dos. Tandis que le train passe, je vois des visages derrière les vitres illuminées, des têtes penchées sur un livre, un téléphone, des voyageurs bien au chaud et à l’abri qui s’en retournent chez eux.

Mardi 10 septembre 2013

Matin

On le sent, comme le bourdonnement sourd d’une lumière électrique, ce changement d’atmosphère quand le train s’arrête au feu de signalisation. Je ne suis plus la seule à regarder, maintenant. J’imagine que je ne l’ai jamais été. J’imagine que tout le monde le fait – observer les maisons qu’on croise –, mais on ne les voit pas tous de la même manière. On ne les voyait pas tous de la même manière. Désormais, tout le monde voit la même chose. Parfois, on entend les gens en parler :

— Là, c’est celle-là. Non, non, celle-là, à gauche. Là. Celle avec les rosiers le long de la barrière. C’est là que ça s’est passé.

Les maisons elles-mêmes sont vides, le numéro quinze et le numéro vingt-trois. Ça ne se voit pas, les stores sont relevés et les portes ouvertes, mais c’est parce qu’on les fait visiter. Elles sont toutes les deux en vente, mais, à mon avis, elles n’attireront pas d’offre sérieuse avant un bon bout de temps. Je suppose que les agents immobiliers n’escortent guère dans ces pièces que des curieux morbides qui meurent d’envie de voir cet endroit de près, l’endroit où il est tombé et où son sang a abreuvé la terre.

Ça me fait mal de les imaginer arpentant cette maison, ma maison où, autrefois, j’avais encore de l’espoir. J’essaie de ne pas repenser à ce qui s’est passé par la suite. J’essaie de ne pas repenser à ce soir-là. En vain.

Côte à côte, trempées de son sang, nous nous sommes assises sur le canapé, Anna et moi. Les deux épouses qui attendaient l’ambulance. C’est Anna qui a prévenu, elle a appelé la police, tout. Elle s’est occupée de tout. Les médecins urgentistes sont arrivés, trop tard pour Tom, puis, juste derrière, les policiers en uniforme, et enfin les supérieurs, Gaskill et Riley. Ils en sont restés littéralement bouche bée en nous voyant. Ils nous ont posé des questions, mais j’arrivais à peine à comprendre les mots qu’ils prononçaient. J’étais presque incapable de bouger ou même de respirer. C’est Anna qui a parlé, calmement, avec assurance :

— C’était de la légitime défense. J’ai tout vu depuis la fenêtre. Il s’est précipité sur elle avec le tire-bouchon. Il l’aurait tuée. Elle n’avait pas le choix. J’ai essayé…

Ça a été son seul moment de faiblesse, la seule fois que je l’ai vue pleurer.

— J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie, mais je n’ai pas réussi. Je n’ai pas réussi.

Un des policiers en uniforme est allé chercher Evie qui, par miracle, était restée profondément endormie pendant toute la scène, et ils nous ont toutes emmenées au poste de police. Ils nous ont installées dans deux pièces séparées, Anna et moi, et nous ont encore posé des questions dont je ne me souviens plus. J’avais beaucoup de mal à répondre, à me concentrer. À articuler le moindre mot. Je leur ai dit qu’il m’avait attaquée, qu’il m’avait frappée avec une bouteille. Je leur ai dit qu’il m’avait sauté dessus avec le tire-bouchon. Je leur ai dit que j’avais réussi à lui prendre son arme et que je m’en étais servie pour me défendre. Ils m’ont examinée : ils ont étudié les blessures que j’avais à la tête, mes mains, mes ongles.

— Ça ne se voit pas tant que ça, que vous avez dû vous défendre, a fait remarquer Riley, soupçonneuse.

Ils sont sortis et m’ont laissée là avec un policier en uniforme, celui avec des boutons dans le cou qui était venu chez Cathy à Ashbury, dans une autre vie. Il est resté sur le pas de la porte sans croiser mon regard. Un peu plus tard, Riley est revenue.

— Madame Watson a confirmé votre version, Rachel. Vous pouvez y aller.

Elle non plus n’a pas voulu me regarder dans les yeux. Un policier en uniforme m’a conduite à l’hôpital pour faire recoudre la plaie que j’avais au crâne.

Il y a eu beaucoup d’articles sur Tom dans les journaux. J’ai appris qu’il n’avait jamais fait l’armée. Il avait essayé de l’intégrer, mais on l’avait recalé deux fois. L’histoire de sa brouille avec son père était fausse, elle aussi, il l’avait complètement déformée. Il avait emprunté toutes les économies de ses parents et avait tout perdu. Ils lui ont pardonné, mais il a coupé les ponts avec eux quand son père a refusé de prendre une seconde hypothèque sur leur maison pour pouvoir lui prêter à nouveau de l’argent. Il mentait tout le temps, pour tout. Même quand il n’en avait pas besoin, même quand ça n’avait aucun intérêt.

J’ai encore ce souvenir très vif de Scott qui me dit, à propos de Megan : « Je n’ai pas la moindre idée de qui elle était. »

C’est exactement ce que je ressens. La vie entière de Tom était bâtie sur des mensonges, des malhonnêtetés et des semi-vérités censées le faire passer pour quelqu’un de supérieur, de plus fort et de plus intéressant qu’il ne l’était. Et j’ai tout gobé. Anna aussi. Nous l’aimions. Je me demande si nous aurions aimé cette autre version de lui, plus faible, plus banale, avec ses défauts. Je crois que oui. J’aurais su lui pardonner ses échecs et ses erreurs. J’en ai suffisamment commis moi-même.

Soir

Je suis dans un hôtel d'un petit village de la côte du Norfolk. Demain, je continuerai ma route vers le nord. Édimbourg, peut-être, ou plus loin encore. Je n’ai pas encore décidé. Je veux juste m’assurer que je mets suffisamment de distance entre moi et ce que je laisse derrière. J’ai de l’argent. Quand elle a appris tout ce que j’avais enduré, maman s’est montrée très généreuse, alors je n’ai pas à m’inquiéter. Pas avant un bon moment.

J’ai loué une voiture pour me rendre à Holkham cet après-midi. Juste à la sortie du village, il y a une église où sont enterrées les cendres de Megan, près des ossements de sa fille, Libby. Je l’ai lu dans les journaux. Il y a eu une controverse au sujet de l’enterrement, à cause du rôle supposé de Megan dans la mort de son enfant. Mais, au final, on l’a autorisé, et je trouve que c’est ce qu’il fallait. Quoi qu’elle ait fait, elle a été suffisamment punie.

Quand je suis arrivée, il commençait à pleuvoir et il n’y avait pas âme qui vive, mais j’ai quand même garé la voiture pour aller marcher dans le cimetière. J’ai trouvé sa sépulture dans le coin le plus éloigné, presque cachée sous une rangée de sapins. On ne devinerait jamais qu’elle est là, sauf si on sait où chercher. La pierre tombale ne porte que son nom et ses dates de naissance et de décès, pas de « À la mémoire de », pas de « Épouse/mère/fille bien-aimée ». La stèle de sa fille n’indique que « Libby ». Au moins, maintenant, elle a une vraie tombe ; elle n’est plus toute seule près de la voie ferrée.

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