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A
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Soir

D’une main sur son torse je pousse de toutes mes forces, mais je n’arrive plus à respirer et il est beaucoup plus costaud que moi. Son avant-bras appuie sur ma gorge, je sens le sang battre dans mes tempes, ma vision se brouille. Dos au mur, j’essaie de crier. J’arrache un pan de son T-shirt et il me lâche. Il se détourne et je m’affaisse le long du mur sur le sol de la cuisine.

Je tousse, je crache, les larmes roulent sur mes joues. Il est à quelques mètres de moi et, quand il se retourne, ma main remonte instinctivement sur ma gorge pour la protéger. Je vois la honte s’étaler sur son visage et j’ai envie de lui dire que c’est bon. Que ça va. J’ouvre la bouche, mais les mots refusent de sortir, je n’arrive qu’à tousser encore. La douleur est inimaginable. Il me dit quelque chose mais je ne l’entends pas, on dirait qu’on est sous l’eau, le bruit est étouffé, il ne m’arrive qu’en vagues floues. Je ne comprends pas un seul mot.

Je crois qu’il me dit qu’il est désolé.

Je me remets péniblement debout, je le repousse et je cours me réfugier à l’étage, puis je claque la porte de la chambre derrière moi et je la verrouille. Je m’assois sur le lit et j’attends, je le guette, mais il ne vient pas. Je me relève, j’attrape mon sac de voyage sous le lit et je me dirige vers la commode pour prendre des vêtements. C’est là que je m’aperçois dans le miroir. Je pose une main sur mon visage : elle est étonnamment blanche contre ma peau rougie, mes lèvres violacées et mes yeux injectés de sang.

Une partie de moi est sous le choc, car il n’avait jamais levé la main sur moi ainsi. Mais une autre partie de moi s’y attendait. Quelque part, au fond, j’ai toujours su que c’était une éventualité, que c’était là qu’on en arriverait. Là que je l’entraînais. Lentement, je sors des affaires des tiroirs – des sous-vêtements, deux T-shirts – et je les fourre dans le sac.

Je ne lui ai encore rien dit, en plus. J’avais à peine commencé. Je voulais d’abord lui dévoiler le pire avant de lui annoncer la bonne nouvelle. Je n’allais quand même pas lui parler du bébé pour lui dire ensuite qu’il y avait une possibilité que ce ne soit pas le sien. Ç’aurait été trop cruel.

Nous étions dehors, sur la terrasse. Il parlait de son travail et il s’est rendu compte que je ne l’écoutais pas vraiment.

— Je t’ennuie, peut-être ? a-t-il demandé.

— Non. Enfin, bon, peut-être un peu.

Il n’a pas ri.

— Non, je suis simplement distraite, parce qu’il faut que je te parle de quelque chose. De plusieurs choses, d’ailleurs, et certaines ne vont pas te plaire, mais d’autres…

— Qu’est-ce qui ne va pas me plaire ?

C’est là que j’aurais dû savoir que ce n’était pas le moment, il n’était pas dans de bonnes dispositions. Tout de suite, il est devenu soupçonneux, et il s’est mis à scruter mon visage à la recherche d’indices. C’est là que j’aurais dû savoir que tout cela était une très mauvaise idée. J’imagine que je le savais, mais qu’il était trop tard pour reculer. Et, de toute façon, j’avais pris ma décision. Je faisais le bon choix.

Je me suis assise à côté de lui au bord des dalles et j’ai glissé la main dans la sienne.

— Qu’est-ce qui ne va pas me plaire ? a-t-il répété, mais il n’a pas lâché ma main.

Je lui ai dit que je l’aimais et j’ai senti chaque muscle de son corps se contracter, comme s’il savait ce qui arrivait et qu’il s’y préparait. C’est ce qu’on fait, non, quand quelqu'un vous dit qu’il vous aime, comme ça ? Je t’aime, vraiment, mais… Mais.

Je lui ai dit que j’avais commis des erreurs et il a lâché ma main. Il s’est mis debout et a marché quelques mètres en direction des rails avant de se retourner vers moi.

— Quel genre d’erreur ?

Il a parlé d’une voix égale, mais j’ai entendu l’effort que cela lui demandait.

— Viens te rasseoir près de moi, ai-je dit. S’il te plaît.

Il a secoué la tête.

— Quel genre d’erreur, Megan ?

Plus fort, cette fois-là.

— J’ai eu… c’est fini, maintenant, mais j’ai eu… quelqu’un d’autre.

J’ai gardé les yeux baissés. J’étais incapable d’affronter son regard.

Il a fulminé quelque chose dans sa barbe, mais je n’ai pas entendu quoi. J’ai relevé la tête. Il me tournait le dos, il faisait de nouveau face à la voie ferrée, les mains sur les tempes. Je me suis levée et je l’ai rejoint, juste derrière lui j’ai posé les mains sur ses hanches, mais il a bondi et s’est écarté. Il s’est dirigé vers la maison et, sans me regarder, il a craché :

— N’essaie même pas de me toucher, sale petite pute !

J’aurais dû le laisser partir, à ce moment-là, j’aurais dû lui laisser un peu de temps pour se faire à cette idée, mais je ne pouvais pas. Je voulais en finir avec le pire pour pouvoir passer aux bonnes nouvelles, alors je l’ai suivi à l’intérieur.

— Scott, je t’en prie, écoute-moi, ce n’est pas aussi terrible que tu le penses. Et c’est terminé, maintenant. C’est complètement terminé, écoute-moi, je t’en prie, s’il te plaît…

Il a attrapé une photo de nous deux qu’il adore (celle que j’ai fait encadrer pour lui offrir à notre deuxième anniversaire de mariage) et l’a jetée aussi fort qu’il le pouvait vers ma tête. Tandis qu’elle éclatait sur le mur derrière moi, il a plongé en avant, m’a agrippée par le haut des bras, puis on a lutté tous les deux jusqu’à ce qu’il me pousse violemment contre le mur de l’autre côté de la pièce. Ma tête est partie en arrière et mon crâne a heurté le plâtre. Puis il s’est penché sur moi, son avant-bras appuyant sur ma gorge, plus fort, et encore plus fort. Il a fermé les yeux pour ne pas avoir à me regarder suffoquer.

Dès que j’ai fini de faire mon sac, je me mets à le déballer pour tout remettre dans les tiroirs. S'il me voit sortir d’ici avec une valise, il ne me laissera jamais faire. Il faut que je parte sans rien, juste un sac à main et un téléphone. Puis je change encore d’avis et je recommence à tout fourrer dans le sac. Je ne sais pas où je vais, mais je sais que je ne peux pas rester ici. Je ferme les yeux et je sens encore ses mains sur ma gorge.

Je n’ai pas oublié ma décision – finie la fuite, finis les secrets –, mais je ne peux pas rester ici cette nuit. J’entends des pas dans l’escalier, des pas lents, lourds. Il lui faut une éternité pour atteindre le palier. D’habitude il grimpe à toute vitesse, mais, aujourd’hui, on dirait un homme qui monte à l’échafaud. Je ne sais pas si c’est le condamné ou le bourreau.

— Megan ?

Il n’essaie pas d’ouvrir la porte.

— Megan, je suis désolé de t’avoir fait mal. Je suis tellement désolé de t’avoir fait mal.

J’entends des larmes dans sa voix. Ça me met en rage, ça me donne envie de sortir pour lui griffer le visage. Je pense alors : « Ne t’avise surtout pas de pleurer, pas après ce que tu viens de faire ! » Je suis furieuse contre lui, j’ai envie de lui hurler dessus, de lui dire de s’éloigner de cette putain de porte, de moi, mais je me retiens, parce que je ne suis pas idiote. Il a des raisons d’être en colère. Et il faut que je réfléchisse posément, clairement. Je réfléchis pour deux, à présent. Cette confrontation m’a donné des forces, de la détermination. Je l’entends derrière la porte, qui implore mon pardon, mais je ne peux pas m’occuper de ça pour l’instant. Pour l’instant, j’ai autre chose à faire.

Tout au fond de l’armoire, au bas de trois rangées de boîtes à chaussures soigneusement étiquetées, je prends une boîte gris foncé marquée « bottes compensées rouges », et dans la boîte se trouve un vieux téléphone portable, une antiquité avec un forfait prépayé que j’ai achetée il y a des années, et que j’ai gardée au cas où. Ça fait quelque temps que je ne m’en suis pas servie, mais le jour est venu. Je vais être honnête. Finis les mensonges, finis les secrets. Il est temps que papa affronte ses responsabilités.

Je m’assois sur le lit et j’allume le téléphone, priant pour qu’il ait encore un peu de batterie. L’écran s’illumine et je sens l’adrénaline qui fait bouillir mon sang, ça me donne le tournis, la nausée, même, mais ça me fait un peu planer aussi, comme si j’étais défoncée. Je commence à m’amuser, à apprécier l’anticipation de tout faire éclater au grand jour, de le mettre face – de tous les mettre face – à ce que nous sommes et à ce que nous avons fait. D’ici la fin de la journée, chacun saura quelle est sa place.

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