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Ni Gaskill ni Riley n’étaient au poste de police ; j’ai fait ma déposition devant un officier blasé en uniforme. Elle va être classée et oubliée, j’imagine, à moins qu’on ne retrouve mon cadavre dans un fossé quelque part, un jour. Mon entretien avait lieu à l’opposé de là où habite Scott, mais j’ai quand même pris un taxi pour m’y rendre depuis le commissariat. Je ne veux prendre aucun risque. Tout s’est bien passé : le travail en lui-même est en dessous de mes capacités, mais, après tout, je semble moi-même en dessous de mes capacités depuis un an ou deux. Il faut que je revoie mes exigences à la baisse. Le plus gros inconvénient (en dehors de la paie merdique et de l’indignité du travail en lui-même), ce sera d’être obligée de venir à Witney chaque jour, d’arpenter ces rues en courant le risque de tomber sur Scott, ou Anna et son bébé.

Parce que, dans ce coin, on dirait que ça m’arrive tous les jours, de tomber sur les gens. C’est une des choses qui me plaisaient ici : la sensation de vivre dans un petit village accolé à Londres. On ne connaît peut-être pas tout le monde, mais chaque visage nous est familier.

Je suis presque à la gare, je passe devant le pub lorsque je sens une main sur mon bras. En me retournant brusquement, je glisse sur le trottoir et je me retrouve sur la route.

— Ouh là ! pardon. Je suis désolé.

C’est encore lui, l’homme aux cheveux roux, une pinte à la main, l’autre levée pour plaider l’innocence.

— Tu es un peu nerveuse, non ? ajoute-t-il avec un sourire.

Je dois avoir l’air vraiment effrayé, parce que son sourire s’évanouit.

— Ça va ? Je ne voulais pas te faire peur.

Il me dit qu’il a débauché tôt, et il me propose de prendre un verre avec lui. Je commence par refuser, puis je change d’avis.

— Je te dois des excuses, dis-je quand Andy (c'est son prénom) m’apporte un gin tonic. Pour la manière dont je me suis comportée dans le train, la dernière fois je veux dire. Je passais une sale journée.

— Pas de souci, répond Andy.

Il a un sourire décontracté, calme. Il ne doit pas en être à sa première pinte. Nous sommes assis face à face dans l’arrière-cour du pub ; je me sens plus en sécurité que côté rue. C’est peut-être ce sentiment qui me pousse à tenter ma chance.

— J’aurais voulu te parler de ce qui s’est passé le soir où on s’est rencontrés, dis-je. Le soir où Meg… le soir où cette femme a disparu.

— Oh. D’accord. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je prends une profonde inspiration. Je me sens rougir. Peu importe le nombre de fois où on a dû l’admettre, c’est toujours aussi embarrassant. Ça me fait toujours grimacer.

— J’étais vraiment ivre et je ne me souviens de rien. Il y a des éléments que je voudrais comprendre. Je veux juste savoir si tu as vu quelque chose, si tu m’as vue parler à quelqu’un, ce genre de chose…

Je garde les yeux rivés sur la table, incapable de croiser son regard.

Il me pousse gentiment le pied avec le sien.

— C’est rien, t’as rien fait de mal.

Je lève la tête. Il sourit.

— Moi aussi, j’étais bourré. On a un peu papoté dans le train, je ne me rappelle plus de quoi. Puis on est tous les deux descendus ici, à Witney, et tu ne tenais pas très bien debout. Tu as glissé sur les marches. Tu te souviens ? Je t’ai aidée à te relever et tu étais toute gênée, tu rougissais, comme en ce moment.

Il rit.

— On est sortis ensemble de la gare, et je t’ai proposé de m’accompagner au pub. Mais tu m’as répondu que tu devais aller retrouver ton mari.

— C’est tout ?

— Non. Tu ne te souviens vraiment de rien ? C’était un peu plus tard, je ne sais pas, une demi-heure après, peut-être ? J’étais venu m’installer ici, mais un pote m’a appelé pour me dire qu’il prenait un verre dans un bar de l’autre côté des rails, alors je me suis dirigé vers le passage souterrain. Je t’ai vue, tu étais tombée. Tu étais dans un sale état. Tu t’étais coupée. J’étais un peu inquiet, je t’ai proposé de te ramener chez toi, mais tu ne voulais rien entendre. Tu étais… tu n’allais pas bien du tout. Je crois que tu t’étais disputée avec ton mec. Il était en train de repartir dans la rue, et je t’ai dit que je pouvais aller le chercher si tu voulais, mais tu m’as dit non. Il est parti en voiture un peu après ça. Il était… euh… il n’était pas tout seul.

— Il était avec une femme ?

Il acquiesce et rentre légèrement la tête.

— Ouais, ils sont montés en voiture ensemble. Je me suis dit que ça devait être pour ça que vous vous étiez disputés.

— Et ensuite ?

— Ensuite tu es partie. Tu avais l’air un peu… perdue, je ne sais pas, et tu t’es éloignée. Tu n’arrêtais pas de répéter que tu n’avais pas besoin d’aide. Comme je te l’ai dit, j’étais plutôt éméché, moi aussi, alors j’ai laissé tomber. J’ai pris le passage souterrain et je suis allé retrouver mon pote au bar. C’est tout.

Tandis que je monte les marches qui mènent à l’appartement, je suis certaine de voir des ombres au-dessus de moi, d’entendre des pas. Quelqu’un m’attend sur le prochain palier. Il n’y a personne, bien sûr, et l’appartement est vide, lui aussi. Il semble intact, il sent le vide, mais ça ne m’empêche pas d’aller vérifier chaque pièce – et sous mon lit et sous celui de Cathy –, dans les penderies et dans le placard de la cuisine, qui serait pourtant trop petit pour dissimuler un enfant.

Enfin, après avoir fait trois fois le tour de l’appartement, j’arrête. Je monte au premier, et je vais m’asseoir sur mon lit pour repenser à la conversation que j’ai eue avec Andy, au fait que cela concorde en tous points avec ce dont je me souviens. Il n’y a pas eu de grande révélation : Tom et moi nous sommes disputés dans la rue, j’ai glissé et je me suis blessée, il est parti en colère et est monté en voiture avec Anna. Un peu plus tard, il est ressorti me chercher, mais j’étais déjà partie. J’ai pris un taxi, j’imagine, ou le train.

Je reste assise à regarder par la fenêtre, et je me demande pourquoi je ne me sens pas mieux. Peut-être que c’est simplement parce que je n’ai toujours pas de réponses. Peut-être que c’est parce que, même si ce dont je me souviens concorde avec ce dont les autres se souviennent, j’ai toujours l’impression que quelque chose ne colle pas. Puis cela me frappe : Anna. Non seulement Tom n’a jamais mentionné cet épisode, mais surtout, quand j’ai vu Anna s’éloigner de moi et monter dans la voiture, elle n’avait pas sa fille dans ses bras. Où était Evie à ce moment-là ?

Samedi 17 août 2013

Matin

Il faut que je parle à Tom, que j’arrive à remettre les choses en ordre dans ma tête parce que, plus j’y réfléchis, moins ça a de sens, et je ne peux pas m’empêcher d’y réfléchir. Et de toute façon je suis inquiète, parce que ça fait deux jours que je lui ai laissé le petit mot et il ne m’a toujours pas recontactée. Il n’a pas décroché son téléphone hier soir, et il n’a pas répondu non plus de la journée. Quelque chose ne va pas, et je ne parviens pas à me débarrasser de l’idée que cela a à voir avec Anna.

Je sais qu’il aura envie de me parler, lui aussi, quand il saura ce qui s’est passé avec Scott. Je sais qu’il voudra m’aider. Je n’arrête pas de penser à son attitude ce jour-là, dans sa voiture, à ce que j’ai ressenti entre nous. Alors je décroche le téléphone et je compose encore une fois son numéro, je suis tout émoustillée, comme avant, et l’impatience d’entendre le son de sa voix est aussi vive qu’elle l’était il y a des années.

— Oui ?

— Tom, c’est moi.

— Oui.

Anna est sûrement avec lui, c’est pour ça qu’il ne veut pas prononcer mon prénom. J’attends un moment, pour lui laisser le temps de passer dans une autre pièce, de s’éloigner d’elle. Je l’entends soupirer.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Euh, je voulais te parler… Comme je l’ai écrit dans le mot…

— Hein ? demande-t-il d’un ton irrité.

— Je t’ai laissé un petit mot avant-hier. J’avais besoin de te parler…

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