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J’ai résisté. Je n’étais pas complètement envoûtée par la chaleur de sa voix, la douceur de son regard. Je n’étais pas complètement fichue. Je n’allais pas me mettre à lui raconter toute la vérité. À lui dire à quel point j’avais voulu un enfant. Je lui ai dit que mon couple s’était effondré, que j’étais déprimée, et que j’avais toujours bu facilement, mais que, là, ça avait dégénéré.

— Votre couple s’est effondré, c’est-à-dire… vous avez quitté votre mari, ou il vous a quitté, ou… vous vous êtes quittés ?

— Il a eu une aventure, ai-je dit. Il a rencontré une autre femme et il est tombé amoureux d’elle.

Il a hoché la tête et attendu que je continue.

— Mais ce n’était pas sa faute. C’était la mienne.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Eh bien, mes soucis de boisson ont commencé avant…

— Alors ce n’est pas l’infidélité de votre mari qui les a déclenchés ?

— Non, j’avais déjà commencé, et c’est ça qui l’a poussé à partir, c’est pour ça qu’il a arrêté de…

Kamal n’a rien dit pour m'inciter à finir, il m’a laissée tranquille, et a attendu que je dise les mots à voix haute :

— C’est pour ça qu’il a arrêté de m’aimer.

Je me déteste d’avoir pleuré devant lui. Je ne comprends pas pourquoi j’ai si facilement baissé ma garde. Je n’aurais pas dû aborder de vrais sujets. J’aurais dû venir avec de faux problèmes à lui servir, un personnage imaginaire. J’aurais dû mieux me préparer.

Je me déteste d’avoir cru, l’espace d’un instant, qu’il compatissait. Parce qu’il m’a regardée comme si c’était le cas, pas comme s’il avait pitié de moi, mais comme s’il me comprenait, comme si j’étais quelqu’un qu’il voulait aider.

— Mais alors, Rachel, vous avez commencé à boire avant que votre mariage s’effondre. Est-ce que vous arriveriez à mettre le doigt sur une raison sous-jacente ? Bien sûr, tout le monde ne le peut pas. Pour certaines personnes, il n’y a qu’une sorte de glissement vers la dépression ou l’addiction. Est-ce que c’était quelque chose de précis, en ce qui vous concerne ? un deuil, une épreuve particulière ?

J’ai secoué la tête et haussé les épaules. Je ne comptais pas lui parler de ça. Je ne lui parlerai pas de ça.

Il a patienté quelques instants puis jeté un rapide coup d’œil à l’horloge posée sur son bureau.

— Nous reprendrons la prochaine fois, peut-être ? a-t-il dit.

Puis il m’a souri et cela m’a glacée.

Tout en lui est chaud, ses mains, ses yeux, sa voix, tout sauf son sourire. On décèle le tueur en lui dès qu’il montre les dents. Des nœuds dans l’estomac, le pouls battant à une vitesse effrénée, j’ai quitté son bureau sans serrer sa main tendue. Je ne pouvais supporter l’idée de le toucher.

Je comprends, vraiment. Je vois ce que Megan a vu en lui, et ce n’est pas seulement sa beauté saisissante. Il est calme et rassurant, une douce patience émane de sa personne. Quelqu’un d’innocent, de trop confiant ou trop perdu pourrait ne pas voir à travers tout cela, ne pas se rendre compte que, sous cette surface paisible, un loup est tapi. Je comprends. Pendant près d’une heure, j’ai été sous son charme. Je me suis laissée aller à m’ouvrir à lui. J’ai oublié qui il était. J’ai trahi Scott, j’ai trahi Megan, et je m’en sens coupable.

Mais, plus que tout, je me sens coupable parce que j’ai envie d’y retourner.

Mercredi 7 août 2013

Matin

Je l’ai encore fait, le rêve où j’ai fait quelque chose de mal, où tout le monde se ligue contre moi, se range du côté de Tom. Où je suis incapable de m’expliquer ou de m’excuser, parce que je ne sais pas ce que j’ai fait. Dans ces quelques instants entre le rêve et l’éveil, je repense à une vraie dispute d’il y a longtemps – quatre ans –, après l’échec de notre première et seule tentative de FIV, alors que je voulais réessayer. Tom m’avait répondu que nous n’avions pas assez d’argent, et je n’avais pas remis en cause son argument. Je savais qu’il avait raison : nous avions un important prêt immobilier à rembourser, et il avait des dettes à éponger, à cause d’un mauvais investissement dans lequel son père l’avait entraîné quelques années plus tôt. Je devais m’y résoudre. Il ne me restait qu’à espérer qu’un jour nous aurions assez d’économies pour un nouvel essai et, entre-temps, ravaler les larmes brûlantes qui me montaient instantanément aux yeux chaque fois que je voyais une inconnue au ventre rond, ou qu’on m’annonçait l’heureux événement de quelqu’un d’autre.

C’est à peu près deux mois après avoir découvert que la FIV avait échoué qu’il m’a parlé de son week-end. Las Vegas, quatre nuits, pour aller voir un combat de boxe et relâcher la pression. Rien que lui et deux ou trois copains d’avant, des gens que je n’avais jamais rencontrés. Ça coûtait une fortune ; je le sais parce que j’ai vu le reçu du billet d’avion et de la chambre d’hôtel dans sa boîte de réception. Je n’ai aucune idée du prix qu’avaient coûté les billets pour le match, mais j’imagine que ça ne devait pas être donné. Ça n’aurait pas suffi à payer une deuxième FIV, mais ç'aurait été un début. On a eu une affreuse dispute à ce sujet. Je ne me souviens pas des détails, parce que j’avais bu tout l’après-midi pour me préparer à cette discussion et, quand elle a enfin commencé, forcément, elle s’est terriblement mal déroulée. Je me souviens de sa froideur, le lendemain, de son refus de m’adresser la parole. Je me souviens qu’il m’a raconté, d’un ton plat et déçu, ce que j’avais fait et dit, que j’avais brisé notre photo de mariage dans son cadre, que je lui avais hurlé qu’il était trop égoïste, que je l’avais traité de mari raté, de minable. Je me souviens à quel point je me suis détestée, ce jour-là.

J’ai eu tort, évidemment que j’ai eu tort de lui dire ces choses-là, mais aujourd’hui, ce qui me vient à l’esprit, c’est que ma colère n’était pas injustifiée. J’avais tous les droits d’être en colère, non ? Nous essayions d’avoir un bébé, n’aurions-nous pas dû accepter de faire des sacrifices ? J’aurais donné un bras pour avoir un enfant. N’aurait-il pas pu se passer d’un week-end à Las Vegas ?

Je reste allongée un moment dans mon lit, à repenser à tout ça, puis je me lève et je décide de partir me promener, parce que, si je ne fais rien, je vais avoir envie d’aller à l’épicerie. Je n’ai pas bu depuis dimanche et je sens la lutte que cela engendre en moi : le désir d’un peu d’euphorie et le besoin de me changer les idées affrontent le vague sentiment que j’ai déjà accompli une partie du travail et que ce serait dommage d’abandonner maintenant.

Ashbury n’est pas l’endroit idéal pour se balader, il n’y a que des boutiques et des résidences, pas même un parc digne de ce nom. Je me dirige vers le centre-ville, qui n’est pas si mal quand il n’y a personne. Le truc, c’est d’arriver à se persuader qu’on va quelque part : choisir un lieu et commencer à marcher. J’ai choisi l’église au bout de Pleasance Road, qui doit être à trois kilomètres de l’appartement de Cathy. Je suis allée à une réunion des Alcooliques anonymes, un jour, là-bas. Je n’ai pas voulu aller à celle organisée plus près, parce que je ne voulais pas tomber sur des gens que je risquais de croiser dans la rue, au supermarché ou dans le train.

Quand j’arrive à l’église, je fais demi-tour et je repars, à grands pas, avec l’objectif de rentrer chez moi, comme une femme qui a des choses à faire et un endroit où aller. Normale. Je regarde les gens que je croise, les deux hommes qui courent avec leur sac à dos et qui s’entraînent pour le marathon, la jeune femme avec une jupe noire et des baskets blanches, ses chaussures à talons dans son sac, sur le chemin de son travail. Je me demande ce qu’ils cachent, eux. Est-ce qu’ils bougent pour arrêter de boire, est-ce qu’ils courent pour rester à leur place ? Est-ce qu’ils pensent à l’assassin qu’ils ont rencontré hier, celui qu’ils prévoient de revoir ?

Je ne suis pas normale.

Je suis presque rentrée quand je le vois. J’étais perdue dans mes pensées, je pensais à ce que mes séances avec Kamal étaient censées accomplir : est-ce que je compte fouiller dans les tiroirs de son bureau s’il quitte inopinément la pièce ? essayer de le piéger pour qu’il dise une phrase révélatrice, des mots qui le mèneront sur un terrain dangereux ? Il est bien plus intelligent que moi, c’est certain ; il me verra venir. Après tout, il sait que son nom est apparu dans les journaux, il doit se douter qu’il y a des gens qui essaient de recueillir des histoires sur lui, ou des informations à son sujet.

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