Quelque chose ne va pas. L’espace d’une seconde, j’ai l’impression de tomber, comme si le lit avait disparu de sous mon corps. Hier soir. Il s’est passé quelque chose. L’air rentre brutalement dans mes poumons et je me redresse trop vite, le cœur battant la chamade, la migraine cognant dans mon crâne.
J’attends que les souvenirs me reviennent. Parfois ça prend un peu de temps. Parfois ils surgissent devant mes yeux en quelques secondes. Parfois ils ne reviennent pas du tout.
Il s’est passé quelque chose. Quelque chose de grave. Il y a eu une dispute. Des cris. Des coups ? Je ne sais pas, je ne me souviens pas. Je suis allée au pub, je suis montée dans le train, je suis arrivée dans la gare, j’ai marché jusque dans la rue. Blenheim Road. Je suis allée à Blenheim Road.
Une vague me submerge soudain, un effroi sinistre.
Il s’est passé quelque chose, j’en suis sûre. Je ne retrouve pas quoi exactement, mais je le sens. J’ai mal dans la bouche, comme si je m’étais mordu la joue, et j’ai le goût métallique du sang sur la langue. J’ai la nausée, la tête qui tourne. Je passe les mains dans mes cheveux, sur mon crâne, et je tressaille : sur le côté droit, j’ai une bosse, douloureuse au toucher. Mes cheveux sont emmêlés et pleins de sang.
J’ai trébuché, c’est ça. Dans les escaliers de la gare de Witney. Est-ce que je me suis cogné la tête ? Je me souviens du voyage en train, mais, après ça, c’est un gouffre noir, un vide total. Je respire profondément pour tenter de ralentir les battements effrénés de mon cœur, de calmer la panique qui enfle dans ma poitrine. Réfléchis. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je suis allée au pub, je suis montée dans le train. Il y avait un homme, je m'en rappelle maintenant, avec des cheveux presque roux. Il m’a souri. Je crois qu’il m’a parlé, mais je ne sais plus ce qu’il a dit. Il y a plus encore, d’autres informations à glaner dans le souvenir de cet homme, mais je n’arrive pas à y accéder. Je ne retrouve rien dans le noir.
J’ai peur, mais je ne suis pas sûre de savoir pourquoi, ce qui contribue à ma frayeur. Je ne sais même pas s’il y a réellement de quoi avoir peur. Je regarde autour de moi. Mon téléphone n’est pas sur la table de chevet. Mon sac à main n’est pas par terre, ni accroché au dossier de la chaise, là où je le laisse habituellement. J’ai dû rentrer avec, cependant : si je suis dans la maison, c’est que j’avais mes clés.
Je sors de mon lit. Je suis nue. Je m’aperçois dans le miroir en pied accroché à la porte du placard. J’ai les mains qui tremblent, du mascara étalé sur les joues et une coupure à la lèvre inférieure. J’ai aussi des bleus sur les jambes. J’ai envie de vomir. Je me rassois sur le lit pour mettre la tête entre les genoux et attendre que la nausée passe, puis je me relève, j’attrape ma robe de chambre et j’entrouvre la porte, à peine. Le silence règne dans l’appartement. Pour je ne sais quelle raison, je suis certaine que Cathy n’est pas là. Est-ce qu’elle m’a dit qu’elle dormait chez Damien, hier ? J’ai l’impression que oui, mais impossible de me souvenir quand. Avant que je sorte ? Est-ce qu’on se serait parlé après ça ? Je marche aussi doucement que possible dans le couloir. La porte de la chambre de Cathy est ouverte. Je jette un coup d’œil dedans : le lit est fait. Il est possible qu’elle soit déjà levée et qu’elle ait déjà fait son lit, mais je ne pense pas qu’elle ait dormi là cette nuit, ce qui est un soulagement en soi. Si elle n’est pas là, alors elle ne m’a pas vue ni entendue rentrer hier soir, ce qui signifie qu’elle ne sait pas dans quel état j’étais. Ça devrait m’être égal, et pourtant ça ne l’est pas : la honte que je ressens après un incident de ce genre est directement proportionnelle à la gravité de la situation, mais surtout au nombre de gens qui en ont été témoins.
En haut des marches, le tournis me reprend et je dois m’agripper à la rampe. Tomber dans les escaliers et me briser le cou, c’est une de mes plus grandes peurs (l’autre, c’est de faire une hémorragie interne quand mon foie m’aura enfin lâchée). Rien que d’y penser, la nausée est de retour. J’ai envie de repartir m’allonger mais il faut que je retrouve mon sac et mon téléphone. Il faut au moins que je vérifie que je n’ai pas perdu mes cartes bancaires, il faut que je sache qui j’ai appelé et quand. Mon sac à main est abandonné dans l’entrée, juste devant la porte. À côté reposent mon jean et ma culotte, en pile chiffonnée ; je sens l’odeur de l’urine dès que j’arrive en bas des marches. Je prends mon sac pour chercher mon téléphone – il est là, Dieu merci, avec quelques billets de vingt froissés et un Kleenex taché de sang. La nausée m’envahit à nouveau, plus forte cette fois ; la bile remonte dans le fond de ma gorge et je cours vers le premier étage, mais je n’ai pas le temps d’atteindre la salle de bains et je vomis sur le tapis au milieu de l’escalier.
Il faut que j’aille m’allonger. Si je ne m’allonge pas, je vais m’évanouir, je vais tomber. Je nettoierai plus tard.
Dans ma chambre, je mets mon téléphone à charger et je m’installe sur mon lit. Je lève les membres l’un après l’autre pour les inspecter attentivement : j’ai des bleus sur les jambes, au-dessus des genoux, rien d’inhabituel quand on a bu – c’est le genre de bleus qu’on se fait en se cognant dans les meubles. Je trouve des marques plus étranges sur mes bras, des empreintes ovales, sombres, comme des traces de doigts. Ça n’a rien de très alarmant, j’en ai déjà eu des comme ça. Souvent, c’est quand je suis tombée et que quelqu’un a essayé de m’aider à me relever. Le coup sur ma tête a l’air plus grave, mais j’ai pu me le faire bêtement, en entrant dans une voiture, par exemple. Peut-être que j’ai pris un taxi.
Je prends mon téléphone. J’ai deux messages. Le premier est de Cathy, reçu peu après dix-sept heures, pour me demander où je suis. Elle va passer la nuit chez Damien et me verra demain. Elle espère que je ne suis pas allée boire toute seule. Le second est de Tom, à vingt-deux heures quinze. Je manque de lâcher le téléphone de frayeur quand j’entends sa voix : il crie.
— Bon Dieu, Rachel ! mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi, à la fin ? J’en ai plus qu’assez de toutes ces conneries, d’accord ? Je viens de passer presque une heure en voiture à te chercher. Tu as vraiment fait peur à Anna, tu t’en rends compte ? Elle a cru que tu allais… elle a cru… Je ne sais pas comment j’ai réussi à la convaincre de ne pas appeler la police. Laisse-nous tranquilles. Arrête de m’appeler, arrête de venir ici, laisse-nous tranquilles, point. Je ne veux pas te parler. Tu comprends ? Je ne veux pas te parler, je ne veux pas te voir, je ne veux pas que tu t’approches de ma famille. Gâche ta vie si ça te fait plaisir, mais je ne te laisserai plus gâcher la mienne. C’est fini. Je ne te protégerai plus, maintenant, compris ? Fiche-nous la paix.
Je ne sais pas ce que j’ai fait. Qu’est-ce que j’ai fait ? Entre dix-sept heures et vingt-deux heures quinze, qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi Tom est-il parti me chercher ? Qu’est-ce que j’ai fait à Anna ? Je tire la couette sur ma tête et je ferme les yeux. Je m’imagine aller jusqu’à la maison, remonter le petit chemin qui sépare leur jardin de celui des voisins, passer par-dessus la barrière en bois. Je m’imagine ouvrir la porte coulissante et entrer discrètement dans la cuisine. Anna est assise à table. Je l’attrape par-derrière, je glisse une main dans ses longs cheveux blonds et je tire sa tête en arrière, je la fais tomber par terre et je lui éclate le crâne contre les carreaux froids du carrelage bleu.
Soir
Quelqu’un crie. Vu l’angle que font les rayons du soleil qui entrent par la fenêtre, j’ai dû dormir un bon moment ; on doit être en fin d’après-midi, voire en début de soirée. Ma tête me fait mal. Il y a du sang sur mon oreiller. J’entends quelqu’un hurler au rez-de-chaussée.
— Je n’en reviens pas, bon sang ! Rachel ! RACHEL !