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— Elle a toujours considéré cette maison comme à mi-chemin entre l’antichambre de l’enfer et une maison close, et elle a juré de ne jamais y remettre les pieds !

— À merveille ! Voilà ce que nous allons faire : vous me donnez les renseignements nécessaires, je pars pour Lucerne où je serai dans la soirée et j’y expédie un télégramme signé de votre belle-sœur. Vous l’aurez demain matin et la comtesse Annalina n’aura qu’à faire sa valise…

— Je suis d’accord mais cela ne nous donnera que quelques heures. En arrivant là-bas, ma femme saura tout de suite que personne ne lui a télégraphié. Elle reviendra aussitôt. Or, il nous faut combien de temps environ ?

— Quarante-huit heures devraient suffire… et… et nous pouvons nous arranger pour que la comtesse reste à Lucerne jusqu’à ce que vous en ayez fini avec cette désagréable histoire. Je vous ai dit, je crois, que mon ami Vidal-Pellicorne m’aide à retrouver ces maudites pierres, et qu’il m’attend au Splendid Royal Hôtel.

— En effet mais je ne vois pas…

— Vous allez voir. Si vous voulez bien me confier une photographie et me téléphoner discrètement l’heure du train, Adalbert le prendra en même temps que votre femme, la suivra comme son ombre et s’arrangera pour qu’elle ne rentre pas trop tôt.

— Comment fera-t-il ?

— En vérité, je n’en sais encore rien, sourit Aldo mais c’est un homme plein de ressources qui ne manque ni d’humour ni de délicatesse. Il est pour moi comme un frère et avec ce chien de garde-là, votre femme n’aura rien à craindre de qui que ce soit. Maintenant c’est à vous de me dire ce que vous en pensez.

— Ai-je le choix ?

— À condition de trouver autre chose, oui, bien sûr !

Manfredi regarda sa montre :

— De toute façon nous n’avons plus beaucoup de temps. Annalina ne va pas tarder et j’aimerais mieux qu’elle ne vous rencontre pas. Je vais vous dire ce que vous voulez savoir, mais d’abord, voici une photographie récente… et que j’aime beaucoup, fit-il en tirant de son portefeuille un petit carton représentant une ravissante jeune femme brune dont les longs cheveux se ramassaient en chignon bas sur la nuque et dont les grands yeux clairs semblaient contenir tout le bonheur du monde…

— De quelle couleur sont ses yeux ? demanda Aldo.

— Bleus… non, pas tout à fait : de ce bleu pâle des aigues-marines…

— En ce cas, mon cher ami, nous n’aurons pas besoin de vous priver de cette belle image et l’heure du train suffira : une telle beauté ne saurait se fondre dans la foule et une description suffira, dit doucement Morosini en rendant la photo que le comte remit en place d’un geste tendre, heureux de la récupérer.

Décidément ce couple-là méritait bien que l’on fasse quelques efforts pour le sauver !

Rentré à l’hôtel, Morosini, après avoir consulté l’horaire des chemins de fer et mis Vidal-Pellicorne au courant de ce qu’il avait échafaudé, s’accorda l’entracte d’un agréable déjeuner dans la salle à manger inondée de soleil, puis s’en alla prendre son train pour Lucerne…

Quatre heures treize plus tard – l’exactitude des trains suisses quel que soit le temps aurait pu passer en proverbe ! – il débarquait au bord du lac des Quatre-Cantons, se ruait à la poste centrale, expédiait son télégramme, puis sachant qu’il n’aurait pas de train avant le lendemain matin, alla prendre ses quartiers à l’hôtel Schweizerhof. Il en repartit tôt le matin pour gagner la gare à pied – il faisait si beau !

À Lugano, il trouva Adalbert qui lisait un journal sur la terrasse de l’hôtel en buvant un Cinzano.

— Quoi de nouveau ? demanda-t-il après avoir fait signe qu’on lui apporte la même chose.

— Tout se déroule comme prévu jusqu’à présent. Ton ami Manfredi a téléphoné vers dix heures pour dire que le télégramme est arrivé et que la comtesse prendra le train de deux heures. J’ai aussitôt retenu ma place.

— Pas de nouvelles de Taffelberg ?

— Rien jusqu’à présent mais j’espère qu’il sera là dans les temps prévus. Je ne pourrai pas retenir indéfiniment cette jeune femme à Lucerne. Surtout lorsqu’elle saura que sa sœur ne l’a pas appelée…

— Comment comptes-tu faire ?

Adalbert plia son journal, étendit ses longues jambes au soleil en s’étirant comme un chat :

— Je n’en ai aucune idée, mon bon… mais je compte sur l’inspiration. Je suis sûr qu’elle me viendra dès que j’aurai vu cette dame que tu dis si ravissante. Les jolies femmes m’ont toujours inspiré…

— Même depuis l’entrée en scène de l’Honorable Hilary Dawson ? Je croyais que tu ne voyais plus qu’elle ? Et puis, tu es presque fiancé ?

— Presque ! C’est ça qui fait la différence ! On va déjeuner ?

En vérité, Adalbert n’avait pas l’air de souffrir beaucoup de s’agiter à des dizaines de lieues de l’Honorable Hilary Dawson. Il était même d’une humeur charmante, très satisfait du rôle qu’on lui confiait dans une aventure des plus délicates. Tout cela remontait quelque peu le moral d’Aldo, franchement désolé de voir son ami perdre sa belle indépendance et renoncer à une vie des plus plaisantes au bénéfice d’une pie-grièche britannique.

De fait, si l’enjeu – la vie et la liberté de Lisa Morosini ! – n’avait été si grave, Adalbert eût trouvé ses dernières tribulations amusantes et plutôt agréables. Il sentit cette impression se conforter lorsque, deux heures plus tard, il s’installa en face d’Annalina Manfredi qu’il n’avait eu aucune peine à repérer sur le quai de la gare : elle était l’une des plus jolies femmes qu’il eût rencontrées, des plus charmantes aussi car aux traits parfaits d’une madone, elle joignait un sourire impertinent, des yeux clairs pleins de vivacité et l’allure d’une reine. Ce petit voyage en sa compagnie allait être fort plaisant !

Après l’avoir saluée avec une parfaite courtoisie, il déplia un journal de façon à ce que son regard, passant au ras des feuilles pût observer son ravissant vis-à-vis. Annalina semblait soucieuse, contrariée même, et Adalbert pensa qu’il serait peut-être difficile d’engager la conversation quand il la vit ouvrir son sac, en tirer un étui à cigarette de laque cerclé d’or. Le briquet d’Adalbert apparut instantanément au bout de ses doigts :

— Veuillez me permettre, madame !

Elle accepta, le remercia d’un sourire un peu distrait et se mit à contempler le paysage sans plus s’occuper de son compagnon. Le train commençait la remontée du Val Leventina qui, par Bellinzona, le mènerait jusqu’au tunnel du Saint-Gothard et la haute vallée de la Reuss que l’on suivrait jusqu’au lac des Quatre-Cantons et Lucerne. Adalbert se garda bien de troubler sa rêverie. Se recalant dans son coin, il repoussa son journal, croisa les bras et ferma les yeux, ce qui était le plus commode pour surveiller discrètement la jeune femme et réfléchir à ce qu’il ferait une fois à destination.

Il ignorait qu’en arrivant tout à l’heure à la gare de Lugano, il avait semé la perturbation dans l’esprit, peut-être un peu fatigué, d’Alfred Ollard, qui toujours flanqué de son acolyte venait tout juste de débarquer. Adalbert était trop occupé à suivre son joli gibier pour prêter attention à deux voyageurs de commerce que sa vue avait figés sur place.

— Dites donc, fit l’acolyte qui répondait au nom de Sam Pettygrew, c’est pas le Français qu’on vient de voir passer ?

— Si, répondit sobrement M. Ollard dont la tête était pleine de points d’interrogation.

— Et il prend le train pour aller où, à votre avis ?

— Quelque part sur la ligne d’ici à Lucerne et à Bâle.

— Et, l’autre, l’Italien ? Il est où ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Peut-être encore ici… En attendant il faut savoir si celui-là n’irait pas le rejoindre quelque part. Tiens, voilà de l’argent, ajouta-t-il en prenant quelques billets dans son portefeuille et en consultant un panneau d’affichage. Tu as tout juste le temps de sauter dans le train. Tu prendras ton billet au contrôleur.

— Vous voulez que je reparte ? gémit M. Pettygrew. C’est que j’en ai assez du train, moi. Je ne peux jamais dormir là-dedans !…

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