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Celle du comte Manfredi érigée sur des jardins en terrasse descendant jusqu’au lac était l’une des plus belles par la pureté de son style sinon l’une des plus grandes : un pavillon central formant loggia couronnée d’un fronton régnait sur deux ailes dont les terrasses supportaient une ligne de statues. Précédée de ses parterres de « broderies » en petit buis, elle s’enlevait sur un fond de verdure dense et touffue qui rendait pleine justice à sa blancheur et à sa grâce.

Prévenu par un coup de téléphone, Alberto Manfredi rentrait du jardin quand la voiture déposa son visiteur devant les marches de l’entrée. Il l’accueillit avec un plaisir que l’on sentait sincère et qu’Aldo partageait : ses rencontres avec le Véronais avaient toujours été fort agréables. À cinquante ans, Manfredi en paraissait facilement dix de moins en dépit de la belle chevelure blanche qui descendait sur sa nuque et encadrait si bien son visage hâlé aux traits impérieux corrigés par un charmant sourire dont le rayonnement faisait briller des dents blanches et fortes ainsi que des yeux gris larges et bien fendus. Sa poignée de main était ferme, solide comme le corps mince et musclé qu’habillait à la perfection un costume de flanelle anglaise.

— Vous ne pouvez savoir la joie que me cause votre visite ! s’écria-t-il en prenant son visiteur par le bras pour le faire entrer dans la maison. Je dirais même que le ciel vous envoie : j’avais l’intention de me rendre à Venise pour essayer de trouver, avec vous, quelque chose qui ferait plaisir à ma femme dont c’est bientôt l’anniversaire…

— Tout dépend de ce quelque chose ? S’agit-il encore de turquoises ?

— Non, de perles. Annalina a la passion des perles et je voudrais lui en offrir de très belles ayant, si possible, une histoire…

— Aurai-je le privilège de lui offrir mes hommages ?

— Pas dans l’immédiat. Elle vient de partir faire son marché avec la cuisinière. C’est une parfaite maîtresse de maison, vous savez ? Cela va nous permettre de parler en toute tranquillité…

Ils étaient entrés dans un petit salon où le soleil trouvait un écho dans les confortables sièges de velours jaune clair et dans les cristaux anciens emplissant une vitrine. C’était une pièce intime, fleurie de roses de Noël, de jacinthes bleues et de tulipes blanches où tout respirait la paix et le bonheur. Cela se sentait à des détails : une écharpe de mousseline restée au dos d’un fauteuil, la photographie encadrée d’argent d’un couple heureux posée sur un gracieux bureau Louis XV, un livre resté ouvert sous le poids d’une paire de lunettes, le feu flambant joyeusement dans la cheminée. Tout cela évoquait des instants d’intimité précieux sans doute et que ce qui allait suivre mettrait peut-être en danger.

Aux rafraîchissement offerts, Morosini préféra du café : il y avait trop longtemps qu’il n’en avait bu de bon !

— Mais, avant que nous ne parlions de perles, dites-moi d’abord, cher ami, ce qui vous amène. Je ne suppose pas que vous pratiquiez la transmission de pensée ?

— Non et je crains, mon cher comte, d’être un peu moins le bienvenu quand vous saurez ce qui m’amène. Je suis venu vous prévenir d’un danger qui menace votre bonheur. Car vous êtes heureux, n’est-ce pas ?

— Très heureux ! Infiniment heureux !… mais vous m’inquiétez… De quoi voulez-vous parler ?

— Vous avez gardé, je suppose, le souvenir de la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels ?

— Fedora ? Vous connaissez certainement la réponse à votre question, mon cher prince. On n’oublie pas une femme comme elle, même quand on en a connu pas mal, mais…

— Elle vient de mourir dans son château de Hohenburg. Au lieu d’ouvrir le bal traditionnel de la Saint-Sylvestre auquel elle m’avait fait la grâce de me convier, elle a choisi de se suicider par le poison…

— Que dites-vous ? Elle s’est tuée ? Fedora ?

— Oui. Par amour pour vous, je pense… ou plutôt par vengeance : vous avez osé l’abandonner pour vous marier.

Manfredi bondit de son siège et se mit à arpenter le tapis :

— Moi, je l’ai abandonnée pour me marier ? Sûrement pas ! J’ai mis fin à nos relations parce que la vie avec elle était devenue intenable, que je ne vous détaillerai pas par respect pour son âme mais qui m’aurait rendu fou si je n’y avais mis fin. Oh, ça n’a pas été sans mal : elle n’admettait pas que l’on pût renoncer à elle tant qu’on n’en avait pas reçu l’ordre. C’était elle, paraît-il, qui se lassait toujours la première. Pour une fois le contraire s’est produit mais je n’en pouvais plus : j’étouffais !

— Pour ce que j’en sais – car je ne la connais pas depuis longtemps – elle n’a jamais voulu l’accepter. De son point de vue, c’est une femme qui vous a pris à elle et, cette femme, elle entend le lui faire payer.

— Et comment ?

— Elle vous a légué son corps !

Manfredi arrêta net son va-et-vient pour se laisser tomber sur un canapé, les yeux exorbités.

— Qu’avez-vous dit ?

— Oh, vous avez très bien entendu. Et vous devez l’accepter si vous ne voulez pas déchaîner un affreux scandale. Laissez-moi vous dire toute l’histoire car vous allez avoir des dispositions à prendre et il faudra faire vite…

En quelques phrases nettes, Morosini retraça ce qui s’était passé le 31 décembre à Hohenburg et ce qui en découlait, sans oublier la jalousie de Taffelberg et la joie mauvaise avec laquelle il entendait accomplir sa mission. Sans oublier non plus la raison de sa présence sur les lieux et la promesse non tenue de Fedora :

— … et j’ai tout lieu de croire, soupira-t-il en conclusion, que Taffelberg sera ici demain.

— C’est insensé ! s’exclama Manfredi, accablé. Une véritable histoire de fous. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?

— Y a-t-il une chapelle près d’ici ?

— Il y en a une dans cette propriété. Où personne n’a jamais été enterré d’ailleurs, mais enfin c’est une chapelle. Ce n’est pas là le problème : que vais-je dire à ma femme ? Elle me fait l’honneur d’être jalouse en dépit de notre différence d’âge. Cela m’émeut et me touche beaucoup car j’ai conscience de ma chance et du don merveilleux qu’elle m’a fait en acceptant de m’épouser…

— Elle n’a jamais entendu parler de cette aventure-là ?

— Oh si ! C’est même sa cible préférée quand elle est en colère. Ce qui est rare et m’amuse beaucoup… Vous imaginez ce que va lui suggérer l’idée d’avoir Fedora dans l’enceinte même de son domaine ?

— On pourrait peut-être éviter qu’elle le sache mais pour cela il faudrait l’éloigner.

— Pour l’envoyer où et sous quel prétexte ?

— Là est la question.

Un silence suivit qui ne pouvait, en durant, que se charger d’angoisse. Et Annalina devait revenir d’un instant à l’autre. Ce fut Morosini qui le rompit :

— Vous avez beaucoup de domestiques ici ?

— Pas beaucoup, non. Mon valet, la femme de chambre de mon épouse, la cuisinière plus un jardinier avec deux aides…

— C’est déjà pas mal quand il s’agit de faire les choses avec discrétion. Autre question : la comtesse a-t-elle de la famille un peu éloignée d’ici ? Je sais, vous allez dire que je manque d’imagination en pensant au coup classique du télégramme mais ce sont souvent les trucs les plus usés qui marchent le mieux.

— Elle a une sœur à Lucerne avec laquelle elle ne s’entend guère parce qu’elle me déteste. Je dois à la vérité que je ne l’aime pas, moi non plus…

— Si cette sœur était souffrante, votre femme se rendrait-elle auprès d’elle ?

— Ottavia, malade ? C’est un cheval ! Elle a une santé à enterrer la terre entière…

— Même une force de la nature peut se casser une jambe ?

— Elle n’appellerait pas sa sœur pour si peu… mais il y a peut-être autre chose. Depuis deux ans, elle et ma femme sont engagées dans un procès contre un personnage qui se prétend le fils naturel de leur défunt père et cherche à se faire donner une belle part de l’héritage.

— Voilà qui est intéressant. Et s’il se présentait un fait nouveau, votre belle-sœur réclamerait-elle sa présence ou viendrait-elle ici ?

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