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— Pas bavards, au Pera Palace !

— Il l’ignore pour l’excellente raison qu’il n’est pas encore revenu d’Ankara et, quand il reviendra, il sera trop tard ! Songez-y bien !

Aldo se sentit frémir mais réussit à bander ses muscles suffisamment pour que l’autre n’en vit rien… Sa voix même demeura égale quand il répondit :

— Lorsque je serai mort il sera trop tard pour vous aussi. Surtout si je fais part au juge de votre visite et vous pouvez être certain que je n’y manquerai pas.

— Je l’ai faite avec son accord. Alors pas de fol espoir ! C’est moi, au contraire, qui vais le mettre au courant. Il saura ce qu’il a à faire…

Par-dessus son épaule, Morosini lança à Fahzi un regard moqueur :

— La torture ? On peut dire que vous avez des idées brillantes ! Seulement quelque chose me dit que votre ami le juge n’est pas au courant pour l’affaire des émeraudes. Je peux me tromper mais je le crois honnête. Ce que vous n’êtes pas. Et ne me racontez pas que vous les cherchez pour les détruire ! Pas vous ! maintenant laissez-moi tranquille ! ajouta-t-il si rudement que l’autre n’insista pas.

Reprenant son flacon auquel Aldo n’avait pas touché, il alla donner des coups dans la porte pour appeler le geôlier mais, avant de sortir, il lança :

— Nous nous reverrons !

Aldo ne répondit pas. Il ruminait avec un début de colère ce qu’il venait d’apprendre Adalbert et sa bien-aimée étaient toujours à Ankara.

Mais que pouvaient-ils bien y faire ?

La rage s’emparait d’Aldo. Il n’aurait jamais imaginé que son cher compagnon d’aventures le laisserait tomber pour un jupon. Pas Adal ! C’était, sous des dehors farfelus, un homme sage, un puits de science, un regard ironique posé sur son temps et ceux qui l’animaient, un parfait bon vivant, aussi peu fait pour les trémolos et les tortures de la passion qu’un phoque pour habiter le Sahara. À la connaissance d’Aldo une seule femme avait fait battre son cœur sur un rythme inhabituel et c’était Lisa mais, sachant ce qui l’attachait à Morosini, il ne s’était jamais autorisé le moindre mot, le moindre geste et se contentait de vouer à la jeune femme une tendre admiration et un entier dévouement. Or, sachant à quel point le sort de Lisa était engagé dans cette malheureuse affaire, il plaquait tout pour suivre la trace d’une fille rencontrée dans un train et se mettre à son service ?… Inimaginable !

Aussi vite qu’elle était montée, la colère d’Aldo retomba. De quel droit se mêlait-il de censurer son ami ? Adalbert avait supporté d’un front serein toutes les tempêtes de sa dramatique aventure avec Anielka. L’amour entêté qu’il lui portait avait mené sa maison au bord du gouffre et conduit Cecina au double meurtre qu’en femme honnête elle avait aussitôt payé de sa vie. En vérité il était mal placé pour donner des leçons ! Hilary était belle, intelligente sûrement, archéologue en plus. Elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire Vidal-Pellicorne et celui-ci, après tout, avait bien droit au bonheur. Tout ce qu’Aldo pouvait dire – pour en finir avec les regrets – c’est qu’il avait mal choisi son moment !…

Deux jours passèrent encore au pain de misère et à l’eau glacée. C’était ça le pire, car, se sentant faiblir, Morosini craignait par-dessus tout, si ce régime continuait, d’être trop affaibli pour affronter la mort non seulement avec dignité mais avec élégance. C’était sur cet amoindrissement de sa résistance que comptait Ibrahim Fahzi pour obtenir de lui ce qu’il voulait. Alors Aldo se forçait à dévorer l’horrible pain qu’on lui donnait…

Au soir de ce deuxième jour, la porte du cachot s’ouvrit et le geôlier parut mais il ne portait ni cruche ni nourriture. Il fit seulement signe au prisonnier de le suivre et Morosini retrouva les couloirs qu’il avait déjà empruntés pour se rendre chez le juge. Certes il n’y avait pas de gardes mais on devait penser en haut lieu que le prétendu meurtrier était devenu inoffensif. Comme l’autre fois on le fit entrer dans un bureau, celui du directeur de la prison. Une exclamation horrifiée l’y accueillit en bon français :

— Mon Dieu ! Mais dans quel état !… Est-ce ainsi que l’on traite ici un homme simplement soupçonné ?

La voix, la colère, la langue, tout appartenait à Vidal-Pellicorne et Aldo, envahi d’une joie qu’il n’espérait plus ressentir, faillit s’évanouir pour la première fois de sa vie. Adalbert s’était précipité vers lui pour le faire asseoir dans le fauteuil de cuir fatigué du petit homme qui regardait la scène d’un air gêné. Cependant Adalbert continuait :

— Faites apporter du café, bon sang ! Avec un ou deux de vos sacrés gâteaux sucrés ! Il tient à peine debout Rassure-toi, je viens te chercher, ajouta-t-il pour Aldo qui aussitôt voulut se relever :

— Alors, allons-nous-en ! Allons-nous-en tout de suite ! Je ne veux rien de ces gens-là !

— Sois raisonnable ! Un café chaud te fera du bien. Ensuite je te ramène à l’hôtel !

— Mais comment as-tu fait ? Est-ce qu’on a trouvé le vrai meurtrier ?

— Oui… non…, je m’en fous !…

— Alors comment ?…

— Je te raconterai…

Le café arrivait au galop. Sans même lui laisser le temps de reposer son marc, Aldo qui aurait mangé des pierres en avala trois minuscules tasses et se sentit un peu mieux. Pendant ce temps, un officier était entré et avait parlé à voix basse au directeur. Après quoi il s’approcha de Morosini :

— J’ai à vous offrir, monsieur, les excuses de mon gouvernement. Le Ghazi refuse que se poursuivent, même loin d’Ankara, les méthodes arbitraires de l’ancien régime. Il a lui-même fait diligenter une enquête au sujet de la mort de cette femme. Enquête dont il est ressorti que vous êtes innocent. Vous êtes donc libre et une voiture vous attend dans la cour pour vous ramener à votre hôtel.

— Ma gratitude est acquise à Son Excellence le Ghazi, répondit Aldo en se levant. Puis-je espérer avoir le privilège de lui en offrir moi-même l’expression s’il veut bien m’accorder audience ?

— Il est déjà reparti pour Ankara et vous n’en aurez pas le temps. En effet, s’il a voulu intervenir dans ce qui était un abus de pouvoir, il ne souhaite pas que vous séjourniez plus longtemps dans notre pays. Dès que vous serez un peu remis, vous pourrez repartir. L’Orient-Express part demain.

On ne pouvait être plus clair. Morosini, sauvé, n’en était pas moins indésirable et le délai imparti était même clairement indiqué. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il se garda bien de discuter. Au surplus, il n’avait plus aucune raison de s’attarder.

Une heure plus tard, ayant regagné le Pera Palace par la porte de service, il trempait dans cette baignoire d’eau chaude qui hantait ses rêves de prisonnier en fumant voluptueusement une cigarette tandis qu’Adalbert, assis sur un tabouret, fumait un cigare en lui racontant ce qui s’était passé :

— Contrairement à ce que nous espérions, miss Dawson n’a pas obtenu ce qu’elle désirait. Son ambassadeur, après l’avoir fait lanterner quarante-huit heures – c’est ce qui nous a retardés –, lui a signifié qu’il ne désirait pas se mêler de son affaire de poterie. Il lui a conseillé de rentrer à Londres et d’y attendre des circonstances plus favorables qui ne manqueraient pas de se produire dans quelque temps. Il lui a même promis d’y veiller en personne. Nous sommes donc rentrés, déçus comme tu penses, et c’est le directeur de l’hôtel qui nous a appris ton arrestation. Je n’ai pas eu de peine à comprendre de quoi l’on t’accusait et j’ai remué ciel et terre mais je me suis heurté partout à une incroyable mauvaise volonté. Personne, consuls y compris, ne voulait se mêler de cette histoire et je venais de décider de repartir pour Ankara, en vertu de la vieille maxime qui dit que mieux vaut s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints, d’y obtenir par tous les moyens une audience d’Atatürk lorsque ce brave homme d’Abeddine, notre directeur, est venu me voir dans ma chambre. Il était, avec Hilary, le seul ami qui me restât et il venait me donner un précieux tuyau si je voulais voir le Ghazi en personne, je n’avais qu’à essayer de me faire introduire dans l’appartement 101…

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