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Et le temps continua de couler : la fin de la journée, la nuit, un nouveau jour, une nouvelle nuit… Rien ne bougeait. Le silence à nouveau, étouffant, angoissant…

Pourtant, alors que tout semblait dormir, la porte de la cellule s’ouvrit, laissant fuser la lumière d’une lampe électrique. Deux hommes entrèrent et le cœur d’Aldo manqua un battement : venait-on le chercher pour un jugement nocturne suivi d’une discrète exécution ? Alors, en dépit du froid qui le faisait trembler et de son aspect minable, le moment était venu de montrer quel homme il était et entendait être jusqu’au bout, il se leva, froid, calme, très droit, hautain même tel qu’il voulait être en face de la mort qu’on lui réservait.

— Vous venez me chercher, messieurs ?

— Nullement, fit une voix qu’il avait déjà entendue. Je viens seulement parler un peu avec vous…

Dans le faisceau de lumière il reconnut alors la figure madrée d’Ibrahim Fahzi, son confrère du Grand Bazar. Ce qui ne laissa pas de le surprendre mais il se garda bien de le montrer :

— J’ignorais, se contenta-t-il de laisser tomber du bout des lèvres, que vous aviez accès si facilement aux prisons de votre ville.

— Facilement non, mais avec de l’argent on obtient sans trop de peine ce que l’on désire…

— Je croyais cependant votre gouvernement sévère ?

— Il l’est, certes, mais à cinq cents kilomètres. Et moi, il fallait que je vous parle.

D’un geste de la main Ibrahim Fahzi fit signe au geôlier de s’éloigner. Ce que celui-ci fit en lâchant quelques mots qui devaient indiquer la limite de l’entretien et que le visiteur approuva de la tête.

— Eh bien, je vous écoute, soupira Morosini. Cela me fera toujours passer un moment…

— Ceci aussi, peut-être ? dit Fahzi en sortant d’une de ses poches une flasque de voyage. Il y a là un excellent cognac qui devrait vous réchauffer. On gèle ici…

— J’aurais préféré un sandwich ou un café chaud. L’alcool ne vaut rien sur un estomac vide…

— On ne vous nourrit pas ?

— Voyez vous-même ! fit Aldo en désignant le quignon de pain dont il n’avait mangé que la partie encore indemne de moisissure. Je suppose que chez vous l’on espère amener les prévenus aux aveux en les affamant ?…

— Je suis désolé et croyez que je vais faire le nécessaire pour que vous soyez mieux traité. Si… toutefois vous décidez de rester ici ?

— Parce que cet agréable séjour dépendrait de ma volonté ?

— Peut-être…

— En ce cas, partons ! Je me suis suffisamment amusé…

— N’exagérons rien ! Mais vous pourriez recouvrer la liberté assez rapidement si vous montrez quelque sagesse.

Morosini n’avait jamais aimé, en affaires comme dans la vie courante, que l’on tourne autour du pot :

— Si vous éclairiez ma lanterne ? Cela veut dire quoi ?

— Que je possède assez d’influence pour que votre cas soit examiné avec plus de sérieux et que la police consente à chercher le vrai coupable du meurtre. Ce qu’elle ne fera pas puisqu’elle en tient un des plus convenables…

— Convenables ? Et la Justice dans tout cela ?

— Oh !…

Le geste qui accompagnait l’exclamation en disait beaucoup plus long.

— Je vois ! En ce cas, dites-moi en quoi consisterait pour moi la sagesse ?

— À me confier ce que la voyante vous a révélé.

Le sourire à la fois ironique et nonchalant de Morosini reparut pour la première fois depuis longtemps :

— Vous voulez connaître mon avenir ? C’est affectueux !

— Le moment est mal choisi pour plaisanter. Je veux savoir ce qu’elle vous a révélé au sujet des émeraudes…

— Quelles émeraudes ?

— Ne jouez pas les imbéciles : celles que l’on appelle les pierres maudites…

— … et que votre gouvernement ne veut pas voir reparaître mais sur lesquelles vous aimeriez bien mettre la main ?

— Pour les détruire à jamais, oui ! Et je suis certain que Salomé Ha Levi savait quelque chose à ce propos.

— Pourquoi ? Parce qu’elle était juive ? Que ne le lui avez-vous demandé si vous le croyez ?

— Je ne le crois pas : j’en suis sûr. Elle a fait, un jour, une… demi-confidence à quelqu’un qui me l’a rapportée. Une femme qu’elle aimait beaucoup…

— Confiance mal placée, on dirait. Et ensuite ?

— Elle ne voulait révéler le secret qu’à l’homme dont elle savait qu’il viendrait un jour et à qui elle se donnerait. Elle s’est donnée à vous donc elle a parlé…

— Vous en connaissez, des choses ! Ce qui m’étonne, en ce cas, c’est que persuadé de tout cela vous n’ayez pas tenté de la faire parler ? Ce pays a toujours eu la réputation d’être assez bien outillé pour obtenir des confidences involontaires.

Ibrahim Fahzi détourna son large visage pour considérer la porte close : il semblait gêné tout à coup.

— Ces moyens auraient été inopérants avec elle… et puis quiconque les aurait employés aurait eu des comptes à régler avec le Ghazi.

— Atatürk ? Il… s’intéressait à elle ?

— La réputation de Salomé était grande. Mustafa Kemal l’avait consultée jadis avant de prendre le pouvoir. Depuis, on savait qu’il la protégeait afin de pouvoir, éventuellement, recourir à sa clairvoyance…

— Bien mal puisqu’on l’a tuée.

— Puisque « vous » l’avez tuée, fit doucement le joaillier. C’est pourquoi vous n’avez à attendre aucune pitié. Vous serez pendu, mon cher prince, si je ne m’en mêle pas.

— Et comment, dans ces conditions, pourriez-vous vous en mêler ?

— Je connais peut-être le meurtrier : un pauvre diable éperdument amoureux d’elle qui vivait dans son ombre et n’a pu supporter qu’elle se donne à vous.

— Il devait y avoir un monde fou, cette nuit-là, dans la maison. Mais c’est moi qu’il aurait dû tuer : pas elle !

— Soyez sûr qu’il y songe… sinon il ne vous aurait pas dénoncé, mais elle était l’objet primordial de sa souffrance. Il fallait qu’elle disparaisse.

— Eh bien, à merveille ! Allez dire tout ça aux autorités de justice et qu’on me rende ma liberté !

Ibrahim Fahzi leva, sur le prisonnier, le regard finaud des gens qui espèrent conclure un bon marché sans le payer trop cher. Un regard que Morosini avait déjà rencontré dans maints endroits sur la planète et qu’il connaissait bien :

— Vous pouvez être sûr que je le ferai… dès que vous m’aurez confié ce que Salomé vous a révélé.

— Vous êtes inouï ! Pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait révélé quelque chose ?

— Ne finassez pas, j’en suis sûr et nous perdons du temps. Dites-moi ce que c’est et dans deux heures vous êtes libre !

— Ou exécuté !

Puis éclatant brusquement d’un rire qui abasourdit son visiteur :

— Vous me prenez pour un imbécile, mon cher monsieur. Je parle – en admettant que je sache quelque chose ! – et vous m’oubliez tout tranquillement faisant ainsi d’une pierre deux coups : vous avez ce que vous vouliez et je n’ai plus aucune chance de me retrouver dans vos pattes pour la récupération des objets. Ce n’est pas si mal imaginé !

L’autre devint très rouge :

— Vous m’insultez ! Je suis un homme d’honneur…

— Vraiment ? Si vous l’étiez, vous auriez déjà révélé à la justice de ce pays ce que vous savez et vous m’auriez fait libérer. Je ne marche pas.

— Vous êtes fou ! Est-ce que vous ne savez pas que vous risquez la corde !

— Je la risque tout autant en parlant… si j’avais quelque chose à dire. Ce qui n’est pas le cas. Aussi vais-je avoir l’honneur de vous donner le bonsoir, cher confrère. J’aimerais reprendre mon sommeil !

Le joaillier s’était levé et considérait avec une rage qu’il ne songeait même pas à dissimuler le prisonnier en train de se rouler en boule sur sa planche.

— Assez de forfanterie ! Je suis votre seule chance. Oh, je sais ce que vous pensez : vous espérez que votre ami l’archéologue va remuer ciel et terre pour vous sortir de là mais je ne crois pas qu’il en aura le temps. Pour vous aider il faudrait qu’il sache ce qui vous est arrivé. Or il l’ignore…

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