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— Je ne vous savais pas dans notre ville et c’est, je crois, la première fois que vous venez. Je n’ai pourtant connaissance d’aucune vente capable d’attirer nos amis d’Occident ?

— Pour l’excellente raison qu’il n’y en a pas. Le voyage que nous avons entrepris, mon ami Vidal-Pellicorne et moi, a pour double but l’étude mais aussi le plaisir de découvrir une cité chargée d’histoire et fascinante entre toutes…

En frappant dans ses mains, Fahzi fit apparaître le rituel plateau de café porté par un serviteur qui le déposa sur une table basse avant de s’éclipser.

— Ce n’est pas moi qui contesterai la beauté de notre vieille cité impériale et j’aime à l’entendre vanter, mais est-il indiscret de vous demander à quel sujet vous vous êtes attaché ?

— Les bijoux, bien entendu. On ne se refait pas quand une passion vous tient. En fait, nous écrivons un livre à quatre mains, mon ami et moi. Le thème en est : les joyaux disparus, ceux qui ont joué un rôle important dans l’histoire des peuples. Exemple : le fameux collier de la reine de France, Marie-Antoinette… Il a été dépecé par les voleurs mais nous en avons relevé des traces, l’émeraude que Ptolémée offrit au romain Lucullus sur laquelle était gravé son portrait, les « Trois Frères » les fameux rubis que le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, arborait à son chapeau…

— Intéressant ! Et vous pensez arriver à retrouver tout cela ? Il est vrai que, selon un bruit qui court sous le manteau, vous auriez pu mettre la main sur le fameux Pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem…

— On dit beaucoup de choses, fit Morosini assez désagréablement surpris que le secret eût transpiré et qui ne tenait pas à s’étendre sur la question. Et vous n’ignorez pas que chez tous ceux de notre profession sommeille un collectionneur doublé d’un détective. Rien de plus amusant que de suivre une piste, ajouta-t-il d’un ton léger destiné à abuser le Turc sur le sérieux de ses recherches…

— Jusqu’ici ? Notre histoire ne comporte aucun de ces bijoux… je dirai à grands fracas, dont les aventures ont fait le tour du monde et auxquels s’attache souvent la superstition…

Morosini haussa les épaules.

— Les fameux maléfices ? Vous n’y croyez pas et vous avez raison car c’est uniquement la cupidité des hommes qui les ont créés. Pourtant nous avons eu vent de pierres antiques, disparues du trésor des Sultans et que l’on appellerait ici : « les pierres maudites »…

Le visage plein du joaillier se figea comme un bloc de saindoux.

— D’où tenez-vous cela ?

— Oh, c’est sans importance ! fit Aldo avec un geste insouciant. Un ami turc rencontré à Paris.

— Et… cet ami ne vous en a pas dit plus ?

— Ma foi non… si ce n’est qu’on ne les aurait pas vues depuis le XVe siècle. Un voyageur français les aurait admirées sur le sultan…

Ibrahim Fahzi éclata d’un rire qu’Adalbert, observateur silencieux, jugea un peu forcé :

— Ah, la vieille légende de la mort du père de Mehmed II empoisonné à cause de deux émeraudes ? Un conte pour les enfants ! Ridicule. Ne vous y attachez surtout pas ! Cela n’apporterait rien à votre ouvrage sinon une nuance d’incrédibilité…

— Une légende ? fit Morosini doucement. J’ai toujours pensé qu’à la source d’une légende gisait souvent une vérité ?…

— Pas cette fois ! Et je ne serais même pas capable de vous la raconter convenablement… Que pensez-vous de la ceinture que j’ai exposée en vitrine ?

Aldo comprit que le sujet était clos et dit tout le bien qu’il pensait de la parure en question. On finit par se séparer bons amis, du moins en apparence…

— C’est bizarre tout de même, cette conspiration du silence ! Osman agha entre en transes quand on lui parle des émeraudes et Ibrahim Fahzi rit jaune en parlant d’une légende sans importance. Ça veut dire quoi, à ton avis ?

— Qu’on toucherait peut-être à un secret d’État ?

— Vieux de combien de siècles ? Et alors que l’empire ottoman n’est plus qu’un souvenir ?

— Mustafa Kemal Atatürk, le maître du nouveau régime, tient à ces souvenirs. Il s’en est pris à une monarchie tyrannique, pas à l’Histoire d’un pays dont il est fier. Tout ce qui appartient à un passé glorieux lui appartient. D’autant que son pouvoir, bâti sur sa personnalité exceptionnelle, est peut-être plus grand encore.

En rentrant à l’hôtel, ils trouvèrent l’Honorable Hilary Dawson en proie à un vif mécontentement né d’une sévère déception : l’autorisation qui lui avait été accordée de visiter les porcelaines du Vieux Sérail lui était retirée.

— Et sans la moindre explication ! s’écria-t-elle en brandissant la lettre officielle qu’elle venait de recevoir. On me dit seulement que dans l’état actuel des choses à Topkapi Saraï il n’est plus possible de m’y recevoir. Vous y êtes allés, vous ? Avez-vous remarqué quelque chose justifiant ceci ? Des travaux peut-être ?

— Le palais en aurait grand besoin, fit Aldo, mais nous n’avons rien remarqué de tel.

— Alors qu’est-ce que cela veut dire ? Que leur ai-je fait à ces gens-là ?

Des larmes brillaient dans ses jolis yeux bleus et elle était si touchante qu’Aldo sentit ses préventions fléchir.

— Les ambassades ne sont plus ici, hélas, mais à Ankara où Atatürk a transporté tout le gouvernement en 23. À vous de voir si votre ouvrage vaut le voyage ? Mais peut-être le consul anglais pourrait vous aider. Vous êtes la fille d’un lord et toutes les portes anglaises devraient s’ouvrir devant vous ?

— Ce sont les portes turques qui m’intéressent et, en l’occurrence, mieux vaudrait pour moi être allemande qu’anglaise. J’avais déjà eu beaucoup de mal à obtenir cette autorisation…

— Oh, il doit s’agir d’un malentendu, émit Adalbert avec un sourire tellement énamouré qu’il donna à Morosini l’envie immédiate de lui flanquer des claques. Je vais vous emmener voir votre consul et aussi le consul de France si vous voulez ?…

Elle le regarda avec une moue dubitative :

— Au fait, vous avez été reçus, vous, ce matin ? Tout s’est bien passé ?

— Oui et non, fit Adalbert. Disons que tout a débuté assez bien mais nous avons vite compris que nous étions indésirables. Allons, ne vous désolez pas ! Rien n’est perdu et vous êtes trop charmante pour que l’on vous résiste longtemps. Nous allons bien finir par vous la faire rendre, votre autorisation…

— Vous êtes si gentil ! C’est une chance pour moi de vous avoir rencontré, soupira-t-elle avec un si beau sourire qu’Aldo se sentit de trop.

— Eh bien, fit-il désinvolte, je vais vous laisser vaquer à vos consulats. Moi, je vais appeler Venise pour savoir un peu ce qui se passe chez moi…

— Fais-le donc ! fit Adalbert distraitement. Je m’occupe de miss Hilary… On se retrouve pour dîner !

Les bonnes surprises pouvant parfois se produire même quand les choses ne vont pas bien, Aldo n’attendit qu’une heure sa communication. Ce fut Angelo Pisani qui lui répondit avec, dans la voix, un vrai soulagement…

— Enfin ! s’écria le jeune secrétaire. Vous n’imaginez pas, don Aldo, à quel point je suis heureux de vous entendre…

— Vous étiez si inquiet que ça ?

— Et M. Buteau plus encore que moi. En réponse à notre télégramme, le King David nous a prévenus que vous aviez quitté Jérusalem et nous n’avons pas réussi à atteindre le baron de Rothschild…

— … qui doit être quelque part en Bohême. Il nous a quittés il y a plus d’un mois, rappelé d’urgence…

— Sans doute mais ne deviez-vous pas rentrer depuis un moment ?

— J’ai écrit à M. Buteau. N’a-t-il pas eu ma lettre ?

— Aucune. Il se tourmente beaucoup.

Morosini faillit lui dire qu’il se tourmentait lui-même plus encore mais choisit d’en rester là.

— Bon, enfin, je suis là. Que se passe-t-il ?

— Heu… J’aimerais mieux que ce soit M. Buteau qui vous le dise.

— Alors passez-le-moi ! Et vite ! La communication peut être coupée d’un instant à l’autre…

— Mais c’est qu’il n’est pas là ! gémit Angelo au bord des larmes. Cependant sa voix s’éclaircit d’un seul coup « Ah si, le voilà ! »

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