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— C’est beau, n’est-ce pas, fit Osman agha visiblement très fier de l’effet produit sur ces « giaours » toujours tellement contents d’eux.

— Magnifique, dit Aldo sincère, mais j’espère que vous avez un relevé de tout ceci. Bien que cela paraisse impossible !

— Rien n’est impossible pour la jeune Turquie ! Tout est relevé jusqu’à la plus petite pierre et se trouve dans les registres qui sont à côté.

— Et vous savez où chaque pièce est… rangée ?

— Ça, c’est une autre histoire. On sait… en gros. Par exemple il y a là mille deux cent vingt-trois améthystes, fit-il en désignant la première bassine venue…

— Sauriez-vous nous dire, coupa Adalbert, où sont les bijoux ayant appartenu au sultan Murad II, père du Conquérant. Nous lui destinons un ouvrage et nous cherchons tous les détails possibles…

Le gardien écarta les bras dans un geste d’ignorance :

— Ils sont ici, avec les autres, et c’est normal puisque, après Murad, son fils très glorieux les a portés et ses successeurs après lui. Les plus anciens sont dans cette vitrine.

— Pourriez-vous l’ouvrir ? C’est difficile d’examiner en détail ce qu’il y a là. C’est… un peu en désordre.

— Mais l’impression de richesse n’en est que plus grande !

— Pourtant ces vitrines me choquent : les Anciens se contentaient de mettre leurs bijoux dans des coffres. Ceci ressemble trop à un étalage de marchand. Ce n’est pas digne !

Tirant une petite clef de sa poche, l’homme ouvrit la longue boîte de verre indiquée et Morosini, de ses doigts habiles et précis, prit les joyaux l’un après l’autre pour les étaler sur une autre mais il ne trouva rien qui ressemblât aux « sorts sacrés ». Rien, sinon une chaîne d’or supportant une énorme perle en poire, d’un orient admirable mais qui avait dû être accompagnée de deux autres gemmes car il y avait, de chaque côté, un anneau vide…

— Admirable ! fit-il sincère, mais ce collier est incomplet. Il est, je crois bien, celui-là même qu’un voyageur bourguignon vit au XVe siècle, et à Andrinople, sur la poitrine du sultan. La description qu’il en donna correspond tout à fait à cette perle mais il parle aussi de deux émeraudes…

Brusquement, Osman agha devint nerveux. Enlevant prestement la chaîne des mains de Morosini, il la rejeta comme une chose sans valeur sur le drap poussiéreux de la vitrine, y entassa les joyaux que le Vénitien avait soigneusement étalés et referma le couvercle.

— Qu’est-ce qui vous prend ? fit Adalbert qui le regardait faire avec la curiosité d’un entomologiste considérant un insecte rare. Vous n’aimez pas cette perle ? Elle est pourtant bien belle…

— Elle est belle, certes, mais je commence à croire qu’il s’agit d’une conspiration, s’écria-t-il soudain furieux. Qu’est-ce que tous ces gens qui en ont aux pierres maudites ? Sous un prétexte ou sous un autre d’ailleurs, mais je vais prévenir le ministre : plus personne pour visiter le Trésor !

— Nous sommes si nombreux que ça ? émit Morosini un rien surpris.

— Vous êtes beaucoup trop pour mon gré. Alors, messieurs, si vous voulez bien, nous allons nous quitter maintenant !

— Un instant ! Vous avez reçu beaucoup de visites à ce sujet ?

— Trop ! Vous êtes les troisième et quatrième !…

— Qui est venu ?

— Je rien sais rien. Un homme, une femme… et puis ça ne vous regarde pas !

— Encore ! fit Adalbert. Pourquoi appelez-vous ces émeraudes les pierres maudites ?

— Ça non plus ne vous regarde pas. De toute façon, elles ne sont plus dans le Trésor depuis belle lurette ! Serviteur, messieurs, serviteur !

Et, sur ce, il se pinça l’oreille droite en émettant un petit sifflement puis tapa trois fois sur une table.

Les gardes se mettant en mouvement dans l’intention évidente de les reconduire à la porte sans trop de douceur, les deux hommes s’esquivèrent avec le maximum de célérité et le minimum de politesse.

— Qu’est-ce que tu penses de ça ? fit Adalbert tandis que tous deux arpentaient un jardin. On dirait que nous ne sommes pas seuls à nous soucier des « sorts sacrés » rebaptisés pierres maudites. Ce type avait même l’air effrayé ?

— Oh, il l’était ! Tu as vu la pantomime à laquelle il s’est livré avant de nous mettre à la porte ?

— Quand il s’est tiré l’oreille en sifflant puis en tapant sur la table ? J’ai failli éclater de rire : il était irrésistible.

— Tu as aussi bien fait de te retenir : c’est censé conjurer le mauvais sort mais il faut toujours taper sur une surface en bois ! J’aimerais bien savoir ce que tout ça cache ?

Aldo haussa des épaules découragées.

— Je ne suis pas certain que cela m’intéresse. Je ne vois qu’une chose : le fil est encore cassé ! Où chercher maintenant ?

— On peut toujours se dire, pour se consoler, que s’il est cassé pour nous, il l’est aussi pour nos concurrents puisqu’il paraît que nous en avons ? J’admets que le coup est rude : j’étais persuadé que nous allions pouvoir contempler les « sorts sacrés » dès aujourd’hui…

— Moyennant quoi, il aurait fallu ensuite trouver comment les sortir d’ici sans se faire tirer dessus ou arrêter pour vol et fusiller. Les Turcs n’ont pas vraiment le sens de l’humour… Pourtant, à y réfléchir, je me demande…

Il s’était arrêté à l’ombre d’un cyprès et, pour se donner le temps de penser, allumait une cigarette, l’œil sur un gracieux kiosque coiffé d’une sorte de bulbe aplati.

— À quoi penses-tu ? demanda Adalbert avec impatience.

— Si nous pouvions apprendre pour quelle raison on appelle ici « pierres maudites » les sorts sacrés des Juifs, cela nous conduirait peut-être quelque part. Tu ne connaîtrais pas un historien ou un quelconque archéologue qui…

— Un archéologue n’est jamais quelconque !

— Si tu veux ! Qui, donc, connaîtrait à fond l’histoire des sultans ottomans ?

— Eh non !… toi en revanche, tu connais quelqu’un qui pourrait peut-être nous être utile.

— À qui penses-tu ?

— Ta voyante !

— Elle regarde vers l’avenir. Pas vers le passé !

— Le passé compte toujours pour ces femmes et la tienne est juive. Les Juifs cultivent la mémoire des siècles passés. En outre celle-ci t’a prévenu : tu vas être en danger…

— Je t’ai déjà dit ce que j’en pensais.

— Peut-être, Casanova ! Mais oublie un peu ton auguste personne. Le danger doit exister puisque d’autres que nous cherchent les émeraudes. Si elle a vraiment vu quelque chose, cela peut être intéressant…

— Et si elle n’a rien vu ? Si j’ai raison ?

— Eh bien, tu prendras ton air vertueux, tu lui diras que tu es un mari fidèle, tu lui tapoteras la joue et tu repartiras. C’est aussi simple que ça, mais je crois que ça vaut la peine d’être tenté…

— Tu as raison. Nous n’avons plus le choix. J’irai cette nuit…

— … et je t’attendrai dans la voiture pour observer les alentours.

— Auparavant on va d’abord essayer autre chose.

En quittant Topkapi Saraï, ils se rendirent au Grand Bazar où se retrouvaient toutes les corporations, singulièrement les orfèvres, les bijoutiers et les antiquaires. Morosini savait d’expérience qu’il est parfois possible – à condition de s’y connaître ! – de dénicher d’extraordinaires trouvailles et parfois de précieux renseignements. Au milieu de l’énorme marché couvert, si pittoresque avec ses voûtes ogivales Morosini, qui avait retrouvé dans son carnet d’adresses celle d’un joailler versé principalement dans les bijoux anciens, n’eut aucune peine à le situer : c’était sans doute la plus belle des boutiques mais la plus discrète et la moins fréquentée. La porte n’en restait pas ouverte en permanence, la vitrine fermée d’un rideau de velours noir n’exposait qu’une seule pièce : en l’occurrence une ceinture de femme ancienne dont les larges anneaux ciselés se bosselaient de turquoises, de perles et de péridots d’un ravissant vert clair. Un employé répondit au coup de sonnette puis, Morosini s’étant nommé, introduisit les nouveaux venus dans un cabinet de travail voûté où les accueillit un homme d’une cinquantaine d’années, replet et vêtu à peu près comme Osman agha à cette différence que sa stambouline noire était de beau drap et avait été taillée par un maître tailleur. Moustachu, bien entendu mais dans le style mongol, il répondait au nom d’Ibrahim Fahzi. Il reçut son confrère vénitien et son double avec cette exquise politesse des Orientaux lorsqu’ils savent éviter les excès poétiques. Sans perdre pour autant le sens des affaires :

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