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Après avoir traversé le parc, on s’engagea dans une piste ouverte par des sabres d’abattis à travers une jungle d’herbes hautes et d’arbres enchevêtrés. Des hommes marchaient en avant de l’éléphant pour le guider. Le soleil était haut à présent mais, voilé par une brume laiteuse, il n’en était que plus pénible. Malgré lui, Aldo fouillait les herbes du regard, cherchant à deviner d’où viendraient la puissante silhouette jaune rayée de noir, les crocs acérés, les longues griffes qui allaient le lacérer... Mourir de cette façon était abominable et il lui fallait faire appel à tout son orgueil pour ne pas trembler alors qu’une peur horrible l’envahissait… Il lui parut que cela durait une éternité…

Enfin on rejoignit un groupe de rabatteurs réunis auprès d’un « jheel », un étang plat et peu profond dont l’eau luisait comme du mercure sous cette lumière trouble. On était arrivés.

Jay Singh échangea quelques paroles avec le chef de ces hommes, eut de la tête un geste approbateur et dit :

— Votre exécuteur n’est pas loin et votre attente sera brève. Descendez !… Et recevez mes adieux !

Avec un haussement d’épaules, Morosini lui tourna le dos et se remit aux mains des deux serviteurs qui l’aidaient à reprendre pied sur la terre.

— Marchez droit devant vous ! ordonna le maharadjah. On va vous y aider.

Deux gardes, en effet, se mirent à sa suite, tenant devant eux la pointe de leur lance à la hauteur des reins du condamné. Mais, brusquement, celui-ci se retourna pour faire face une dernière fois à son bourreau :

— La mort qui m’attend est cruelle mais je la préfère cent fois à celle que Dieu t’infligera et qui, elle, n’aura pas de fin, car c’est l’enfer qui t’attend ! Adieu… saint homme !

À nouveau il se retourna et, la tête haute, suivit le bord de l’étang en se dirigeant vers les hautes herbes qui le fermaient. Il allait y entrer quand il crut apercevoir à quelques pas une forme jaune ; il ferma les yeux, attendant le choc, priant pour que, sous la violence qui le renverserait, sa tête porte sur une pierre et lui évite le pire…

Il sentait que la bête était là, qu’elle allait bondir, et il y eut en effet un bruit d’herbes froissées… aussitôt suivi d’un coup de feu. Rouvrant les yeux, il vit, à quelques pas de lui, le tigre tué net. Il se retourna. Ceci n’était-il qu’une farce ? Il s’attendait à voir le maharadjah debout dans le howda, le fusil à la main et riant à pleines dents.

Alors il crut voir double : il y avait là un autre éléphant portant plusieurs hommes en uniforme. C’était l’un d’eux qui avait tiré. Un autre dégringolait des flancs de l’animal pour accourir vers lui… perdant son casque dans sa course et révélant un chaume blond et hirsute : un officier anglais aux longues jambes qui, tout en courant, clamait :

— Ça va, Morosini ? Vous n’avez rien ?…

Un instant plus tard ils étaient face à face et Aldo se mit à rire, un rire nerveux, proche des larmes, mais qui le soulageait :

— Mac Intyre ! Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Peshawar ?

Il n’eut pas le temps d’entendre la réponse. Soudain vide de ses forces, il perdit connaissance…

Pas longtemps. Quelques claques suivies d’une solide rasade de whisky le ramenèrent à la réalité. Elle se présenta dans l’immédiat sous les traits hilares de son ami Douglas Mac Intyre, officier au service de Sa Majesté le roi George V et parrain de sa fille Amelia, qui, à genoux sur l’herbe auprès de lui, le regardait tout de même d’un œil inquiet. Il lui sourit :

— On dirait que vous êtes arrivé à temps, mon vieux ! Beau coup de fusil ! ajouta-t-il en désignant du regard le magnifique fauve tué net.

— Oh, ce n’est pas moi ! Le tireur, c’est le major Hopkins, aide de camp du général Hartwell, lui-même conseiller du Vice-Roi, qui attend en ce moment au palais.

— Le Vice-Roi ?

— No… la général Hartwell, corrigea Mac Intyre qui adorait parler français, avec les risques que cela comportait. Vous a de la chance : Hopkins est le meilleur fusil de toute l’armée des Indes. (Puis, revenant à l’anglais parce que cela devenait un peu difficile :) Vous nous avez fichu une belle frousse ! Quand on est arrivés à Alwar et que le Diwan nous a dit que le maharadjah vous avait emmené à une drôle de chasse au tigre, on s’est dépêchés de courir derrière vous… mais à une minute près c’était trop tard…

— Une minute ? Vous voulez dire une seconde. Il faut que j’aille remercier votre major Hopkins, ajouta-t-il en se relevant avec plus d’élasticité qu’il ne s’en serait cru capable. Mais… où est passé Alwar ?

Il n’y avait plus là, en effet, qu’un seul éléphant.

— Oh, il est vite parti recevoir l’envoyé du Vice-Roi !

— Qu’est-ce qui va lui advenir ? Il vient d’être pris en flagrant délit d’assassinat, il me semble ?

— Aucun doute là-dessus… mais ne vous illusionnez pas trop ! Si vous étiez mort ce serait plus embêtant, mais Alwar va dire que vous êtes très imprudent, que vous avez voulu descendre pour abattre le tigre.

— Sans fusil et les mains liées derrière le dos ? Vous vous foutez de moi, lieutenant ?

— Capitaine ! corrigea l’Écossais. Il faut que vous sachiez que si lord Willingdon, le Vice-Roi, nous a envoyés vous chercher, c’est avec l’ordre d’éviter autant que possible une complication diplomatique. Le maharadjah a de grandes protections et il faut le ménager.

— Mais, bon sang, vous pouvez témoigner de ce que vous avez vu ?

Douglas renifla d’un air gêné, arracha une herbe qu’il se mit à mordiller, puis soupira :

— On ne pourra témoigner… que si on nous le demande. Et la version sera que vous avez été très imprudent et que…

— Et que vous m’avez sauvé ? Ça, je veux bien l’admettre, mais votre maharadjah avait un fusil, lui aussi. Il aurait pu me le prêter… ou au moins m’éviter le tigre ? On croit rêver, mon vieux ! C’est ça, la justice aux Indes ?

— Je sais, je sais, mais la justice est une chose et la politique en est une autre. Et du moment que vous êtes vivant et que…

Il s’arrêta, rougit devant ce qu’il allait dire. Que Morosini n’eut guère de peine à traduire :

— … et que je ne suis pas anglais ! C’est bien ça ?

— Oh, Alwar n’aurait jamais osé, avec un Anglais.

— Eh bien, me voilà averti, fit Morosini avec amertume. Au moins dites-moi par quel miracle vous êtes arrivés ici… juste à temps pour me voir défier Sheer Khan ?

— C’est le Diwan et Vidal-Pellicorne qu’il faudra remercier. Quand sir Akbar a compris que le maharadjah n’avait pas l’intention de vous laisser repartir, il a fait semblant d’envoyer Adalbert à la chasse avec ses fils. En réalité ceux-ci lui ont fait prendre le train pour Delhi à la station après Alwar et, en revenant, ils ont crié très fort qu’il y avait eu un affreux malheur et qu’ils avaient perdu notre ami. À Delhi, celui-ci a couru à la Résidence avec la lettre que le Diwan lui avait remise pour le Vice-Roi. Ça a été d’autant plus facile pour lui d’avoir une audience qu’il a rencontré Mary Winfield et que Lady Willingdon, qui exècre Alwar, l’a pris sous sa protection. Résultat, le Vice-Roi a donné l’ordre que l’on prépare son train pour la délégation qu’il envoyait à Alwar… et nous voilà ! Je suis bien content, mon vieux ! ajouta-t-il en une soudaine explosion de joie, allongeant une bourrade à Morosini. La chère princesse Lisa aurait eu trop de chagrin !

Aldo pensa qu’il n’en était pas si sûr mais le garda pour lui. À quoi bon troubler la joie de Mac Intyre qui, en dépit du fait qu’il était amoureux de Lisa depuis leur rencontre à Jérusalem, n’en avait pas moins montré à son époux une amitié sans faille et sans arrière-pensée… Il ne retint pas cependant une subite envie de le taquiner :

— Bah ! je pense que ses amis se seraient efforcés de la consoler ? Vous le premier ?

— On aurait tous perdu notre temps ! riposta le capitaine, l’œil sévère. La princesse Lisa n’est pas de ces femmes que l’on peut… consoler.

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