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— Es-tu sûr que cet appartement m’est bien destiné ? Ces parfums, ces crèmes, ces objets délicats ! Je ne suis pas une femme !

Le serviteur ouvrit plus grands encore ses vastes yeux sombres.

— Cette chambre est la plus belle du palais après celle de Sa Grandeur, sahib, expliqua-t-il en zézayant. Elle est proche de celle du maître, sahib, et il la réserve aux invités qu’il aime. C’est dire qu’elle ne sert pas beaucoup, ajouta-t-il en baissant la voix. Mais s’il faut lui dire qu’elle ne plaît pas au sahib…

Cette fois une véritable angoisse se refléta dans les prunelles liquides et Morosini haussa les épaules :

— En ce cas nous ne lui dirons rien. J’ai déjà été plus mal logé, ajouta-t-il avec le nonchalant sourire qui avait déjà séduit tant de gens. En revanche, saurais-tu me dire dans quelle partie du palais est logé le gentleman qui est arrivé avec moi ?

Le geste d’ignorance d’Amu laissait entendre que cela lui semblait de peu d’importance et le sourire d’Aldo s’effaça :

— Il se trouve, dit-il, que c’est mon ami le plus cher et je veux savoir où il est. Quand tu l’auras appris tu me mèneras auprès de lui…

— J’ai peur que ce ne soit difficile, sahib…

Cependant, après s’être incliné, les mains jointes sur la poitrine, Amu s’éclipsa comme une ombre blanche, laissant Morosini en tête à tête avec le ravissant bassin que l’on avait d’ailleurs empli d’une eau sur laquelle flottaient des pétales de roses. N’ayant rien d’autre à faire et poussé par la nécessité, il s’y plongea avec béatitude pour se débarrasser de la collante poussière jaune qui adhérait à lui comme une seconde peau. Il s’y étrilla vigoureusement, se rinça sous la douche avec l’impression de renaître. Après une friction au gant de crin et un arrosage à l’eau de lavande, il ceignit ses reins de l’une des absurdes serviettes roses et entreprit de se raser, regrettant à cet instant la main si légère de Ramesh, son boy qu’il avait laissé à la gare muni d’assez de roupies pour attendre qu’il le reprenne au passage. Sa main à lui n’était pas aussi sûre que d’habitude et il se coupa :

— Si le sahib veut me permettre ?

Amu, que ses pieds nus rendaient parfaitement silencieux, était près de lui et, d’un geste doux mais irrésistible, s’emparait du rasoir avant de tamponner la petite blessure.

— Alors ? demanda Morosini. Tu sais où il est ?

— Je sais surtout où il n’est pas.

— C’est-à-dire ?

— Il n’est pas au palais. Tandis que l’on te conduisait ici, il est parti dans la voiture qui l’a amené avec toi… S’il te plaît, sahib, ne bouge pas sinon moi aussi je pourrais être maladroit… et ce serait pour moi la honte !

— Je ne comprends pas. Je l’ai vu partir à la suite de ses bagages de l’autre côté de la cour où se trouvait encore la Rolls.

— Elle l’a rejoint ensuite dans la partie des jardins…

— Inconcevable ! gronda Aldo, qui sentait la colère le gagner. Et saurais-tu où il a été conduit ? Quand même pas à la gare, j’espère ? Sinon, tu refais mes valises et j’y retourne dès que j’en aurai fini avec ton maître…

— Non, non, non, sahib ! gémit le malheureux, affolé. Le maharadjah n’aurait pas fait une chose pareille. On a conduit ton ami chez le Diwan sahib.

— Le Diwan sahib ?

— Le… le Premier ministre. Un homme très sage, très important. Ton ami sera bien chez lui. Et puis, se hâta-t-il d’ajouter, il sera au dîner ce soir et ton ami avec lui.

— Tu es sûr ?

— Sûr, sahib ! Tout à fait sûr ! Tu peux avoir confiance en Amu.

— Je ne demande pas mieux, mais peux tu encore m’expliquer pourquoi mon ami doit loger chez ce Diwan et non ici ? Ce n’est pas la place qui manque, pourtant ?

— Ce n’est pas cela, mais l’astrologue du palais a fait savoir que tu arriverais avec un personnage impur qu’il serait dangereux de loger… Cela n’empêche qu’il pourra venir dîner, mais, comme il n’y fera ni sa toilette ni… autre chose, ce sera beaucoup moins grave.

— Et le Diwan, lui, ne craint pas les impuretés ?

— Lui, ce n’est pas pareil il est musulman ! Il ne craint pas les mêmes.

Et sur ce, Amu s’en alla veiller à ravitailler son nouveau maître avant qu’il ne prenne le repos rendu nécessaire par le voyage.

Resté seul, Aldo pensa que ce séjour s’annonçait épineux et que, plus il serait bref, mieux cela vaudrait : il restait quinze jours avant de gagner Kapurthala, qui n’était d’ailleurs pas la porte à côté. Pas question de les passer ici !

« Deux jours ! décida-t-il. Je lui accorde deux jours, à ce malade. Ensuite départ pour Delhi. Cela nous donnera le temps de visiter la ville avant d’aller aux fêtes du Jubilé… »

Réconforté par cette décision, il passa une journée somme toute assez agréable avant que ne vienne le moment de se préparer pour la soirée…

À huit heures et demie, Amu vint le chercher pour le guider à travers le labyrinthe de galeries, d’escaliers et de cours jusqu’au salon de réception précédant la salle des festins, où les invités se réunissaient pour prendre un cocktail ou une autre boisson de leur choix.

C’était, comme les autres, une pièce immense, entièrement en marbre blanc sous un haut plafond voûté et ciselé avec un art consommé. Un bassin fleuri rafraîchi par une fontaine en marquait le milieu et le point de jonction de deux vastes tapis pour lesquels les fleurs du bassin semblaient avoir servi de modèle. À travers les larges fenêtres on pouvait apercevoir le parc illuminé à l’orée duquel l’orchestre du maharadjah faisait entendre de la musique anglaise. Sans doute en l’honneur du botaniste, dont les énormes lustres à cristaux faisaient briller doucement le crâne chauve au milieu des turbans variés des autres personnages présents. Il n’y avait là que des hommes, une vingtaine tout au plus, sur le fond chatoyant desquels le maharadjah se détachait comme un grand lys rose au milieu d’un champ de primevères : il irradiait les feux des diamants et des rubis qui constellaient les roses brodées sur sa tunique de velours et le diadème qui partait comme une auréole de fusées au-dessus de son visage hautain. Des serviteurs blanc et or circulaient parmi les invités, portant sur des plateaux d’argent des verres contenant des boissons aux couleurs variées.

L’entrée de Morosini arrêta net les conversations. Plantant là son botaniste, Alwar s’avança vers son invité d’honneur, les deux mains – gantées ! – tendues et le visage illuminé d’un sourire qui découvrait toutes ses dents. Très belles un demeurant.

— Mon ami !… Mon très cher ami ! Quelle joie me donne votre présence ! Voilà des semaines que j’attends cet instant. Avez-vous fait bon voyage ?

— Excellent, Altesse, mais je…

— Venez, venez que je vous présente ces gens qui vont avoir le privilège de dîner avec vous !

Il l’avait pris par le bras et l’entraînait vers ses autres invités, qui étaient en majorité de hauts fonctionnaires de l’État ou des militaires. Aldo salua d’abord le botaniste, sir Joshua Keating, occupé à décrire à un barbu enturbanné les étonnantes propriétés d’une nouvelle variété de la  Prosopopis cineraria, plus connue sous le nom de Khejra aux Indes où elle jouissait d’un statut quasi sacré, mais dont il venait de découvrir, dans la réserve de chasse, une espèce inconnue jusque-là et dont les vertus devaient être étonnantes. Aldo n’eut de lui qu’une poignée de main distraite et un regard qui, faute de passer au-dessus de lui – question de taille ! –, se posa un bref instant sur sa cravate. Ensuite ce fut le tour du Diwan – sir Akbar Gohind – et instantanément Aldo sut que cet homme possédait une forte personnalité et qu’il allait lui plaire. Sous un étroit turban sans ornements, son visage mince, aux trais fins, aux yeux intelligents et méditatifs, s’encadrait d’une courte barbe grise. Pas très grand, il n’en portait pas moins avec élégance une tunique de soie noire fermée par des boutons de diamant. Ses mains étaient admirables et son sourire chaleureux.

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