— On dirait que tu n’es pas tranquille toi non plus ?
Adalbert fit la grimace :
— L’atmosphère n’est guère propice à la franche sérénité. Ce type aime un peu trop les tigres. J’ai tendance à en voir partout maintenant. Il y en a même un peint sur les portières, soutenant avec un taureau le blason du seigneur. Lequel se compose d’ailleurs d’un katar, le redoutable poignard hindou, sur champ d’azur. Pas rassurant, tout ça !
— Je te l’accorde, mais peut-être ne faut-il pas s’attacher trop aux apparences ? Comme dans tous les États de l’Inde depuis que le roi d’Angleterre en est l’empereur, il doit bien exister ici un quelconque résident britannique ? Oh, regarde comme c’est beau !
Oubliant ses craintes imprécises, Aldo venait de découvrir Alwar, que révélait le lever du jour, et son image n’était que beauté… Adossée à la chaîne des monts Aravalli qui séparent la région des arides plaines du nord de l’Inde, la vaste cité, dominée par un piton rocheux que couronnait une forteresse, enfermait derrière d’énormes murs d’enceinte doublés de douves profondes une nappe d’eau bleue où se perdaient de larges degrés de marbre blanc ponctués de gracieux pavillons à colonnettes sous des coupoles dorées. Au long de ce petit lac un quai étroit délimitait une ligne fabuleuse de palais et de temples coupés de jardins qui, de loin, paraissaient luxuriants. C’était un étonnant assemblage de couleurs allant du blanc à peine rosé jusqu’à un pourpre profond, le tout cerné, enchâssé, serti dans des fulgurances d’or et d’argent sous des vols de colombes blanches. Cela ressemblait à la Bagdad des Mille et Une Nuits, à la Jérusalem céleste. Sans la menace quasi tangible de l’antique forteresse, dont les murailles imprenables, vertigineuses, rappelaient qu’elles étaient là pour inspirer la peur et parlaient de despotisme, les deux visiteurs eussent pu croire qu’ils accédaient à une sorte de paradis.
Au pied de la montagne, adossé au lac bleu sur lequel ouvraient ses arrières et environné de jardins, le palais du prince, le Vinay Vilas Mahal, ouvrit ses grilles monumentales, où veillaient des gardes rouge et or armés de longues lances, devant la luxueuse voiture. Des allées sablées puis un dallage en damier de marbre rouge et ivoire glissèrent doucement sous ses roues.
Quand la voiture s’arrêta, une nuée de serviteurs vêtus de blanc poussa soudain entre les dalles, mais on ne descendit pas de voiture. Seul, le capitaine venu à la gare et qui avait pris place à côté du chauffeur s’esquiva en priant qu’on voulût bien l’excuser et disparut dans le palais :
— Ce type ne sait pas quoi faire de moi, grogna Adalbert. Il va aux ordres…
En attendant ils eurent le temps d’admirer l’immense cour, vraiment magnifique avec ses pavillons soutenus par des piliers en forme de lotus et ses multiples balcons à dômes. Sur le pavillon central flottait le drapeau du maharadjah, bleu, blanc, rouge et jaune, portant les mêmes armes que sur la voiture. Mais, ce matin là Adalbert n’était guère enclin à la patience :
— J’ai bien envie de demander au chauffeur de me conduire dans un hôtel. Il doit bien y en avoir un dans une ville de cette importance ?
Aldo n’eut pas le temps de lui répondre : l’officier reparaissait, flanqué d’un personnage petit et mince, au teint cuivré sous un turban blanc et au nez arrogant, portant une sorte de lévite noire fermée par des boutons de perle, que Morosini reconnut aussitôt : c’était le secrétaire du prince.
— J’ai le grand honneur de vous souhaiter la bienvenue, Messieurs, et de veiller à votre installation. Sa Grandeur vous confie à moi jusqu’à ce soir, où un grand dîner sera donné à l’occasion de votre venue…
— Le maharadjah est absent ? fit la voix brève de Morosini, contrarié parce qu’il pensait régler l’affaire de la perle le plus tôt possible. Je croyais que nous avions rendez-vous aujourd’hui ?
Le visage du secrétaire s’habilla d’un sourire laiteux tandis qu’il s’inclinait à nouveau, les mains jointes sur sa poitrine :
— Aujourd’hui, hier, demain… Qu’est-ce que le temps ? Il n’existe pas aux Indes, et ici encore moins que partout ailleurs ! Son Altesse chasse aujourd’hui, accompagné d’un hôte inattendu envoyé par le British Museum via la Résidence. Le train a traversé en venant la grande réserve de chasse de Sariska, qui est celle du prince…
— Peut-être. On n’y voit rien la nuit, dans vos trains. Il me semble en effet qu’en arrivant nous avons aperçu des collines boisées, des étangs…
— C’est très giboyeux, émit le secrétaire sur le mode lyrique. On y trouve le léopard, le chat sauvage, l’antilope et bien entendu le seigneur tigre. Sa Grandeur en est très fière et souhaitait la montrer à l’hôte inattendu.
— Un chasseur lui aussi ?
— Non. Un botaniste… mais on trouve toutes sortes de choses dans la réserve.
— Bien. En attendant nous aimerions nous reposer et surtout nous débarrasser de cette poussière…
— C’est trop juste ! Acceptez mes excuses !
Il frappa dans ses mains. Deux escouades de serviteurs aux pieds nus s’emparèrent des bagages des deux hommes… et partirent dans des directions opposées. Aussitôt Morosini protesta :
— Nous n’habitons pas la même partie du palais ? Il doit y avoir assez de place pour que nous soyons logés ensemble ?
— Ce n’est pas un hôtel ici. (Et le secrétaire cracha par terre !) Aussi les appartements des invités sont-ils répartis dans des endroits différents. Où serait l’honneur s’ils étaient côte à côte ? Les honorables hôtes se retrouveront au dîner de ce soir. Ils n’auront pas trop de la journée pour se remettre du long et pénible voyage…
Il fallut bien en passer par là. Après avoir échangé un regard exaspéré, ils suivirent le cortège de leurs bagages. Pour sa part, Morosini, ayant franchi une porte latérale, se retrouva dans un large couloir dallé de marbre noir dépourvu de meubles mais orné de fresques vivement colorées et menant à un enchevêtrement de jardins carrés rafraîchis de jets d’eau, de galeries ajourées, de cours et pour finir à un escalier aux marches raides en haut duquel une autre galerie s’ouvrit, au milieu de laquelle on poussa enfin devant le voyageur les battants sculptés et peints d’une double porte : il était arrivé, et un serviteur long et mince vêtu avec plus de recherche que les autres était déjà en train d’ouvrir ses valises.
La chambre, immense, s’agençait autour d’un prodigieux lit à pieds d’argent, drapé de brocart pourpre tissé d’argent, assez grand pour trois personnes et qui, posé sur de somptueux tapis de couleurs chaudes, régnait, solitaire, planté en plein milieu de la pièce sous un grand lustre de cristal de Venise rouge et or. Peu de meubles sinon quelques coffres anciens, peints comme des manuscrits, quelques fauteuils garnis de coussins pourpres et argent. Aux murs, placées dans de hautes niches, une collection d’exquises peintures mogholes protégées par des plaques de verre et, un peu partout, de grands vases posés par terre débordants de fleurs. La salle de bains attenante où s’activaient d’autres serviteurs était aussi somptueuse. C’était bien la première fois que Morosini voyait, creusée dans le sol, une baignoire de quartz rose avec des robinets et, au-dessus de la tête, un cercle, d’or lui aussi, qui faisait fonction de douche. Il y avait là, entre les murs où se retrouvait en motifs le quartz de la baignoire alternant avec de minuscules miroirs, une table de massage et, sur une sorte de coiffeuse, un assortiment de flacons portant tous la griffe de parfumeurs parisiens, plus un assortiment de produits de beauté que Morosini considéra d’un œil réprobateur.
En fait de parfums, Aldo ne supportait pour lui-même que sa chère lavande anglaise, et cette débauche de senteurs lui donnait l’impression de rentrer dans la salle de bains d’une courtisane. Surtout si l’on y ajoutait les piles de serviettes et les sorties de bain roses ornées d’un hiéroglyphe doré. Du geste il appela le domestique occupé à défaire ses valises, qui s’était présenté à lui en se nommant Amu et en ajoutant qu’il était à son service exclusif pour le temps de son séjour :