Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Qu’avez-vous à craindre ? reprit celui-ci. Que je me volatilise avec… avec ce qu’il y a ici ? Vous en avez pour une demi-heure à tout casser, et il m’a fallu deux nuits pour vous déménager ! En outre, je ne vois pas très bien où je pourrais aller. À part à Montauban, chez mon père, et ce n’est pas la porte à côté. Faites-moi un peu confiance ! Dans cette histoire je ne demande qu’à vous aider. Et même, tenez ! Pendant que vous allez téléphoner, je vais nous préparer à manger, parce que je suppose que vous n’allez pas rester là qu’un moment. Et j’ai à la cave quelques bocaux de confit d’oie que j’ai rapporté de chez moi… C’est… c’est à la police que vous voulez téléphoner ? conclut-il d’une toute petite voix.

— Non. À mon domicile ! Je dois faire venir de l’aide…

— Alors, déliez-moi, je vous en prie ! En m’habillant, je surveillerai un peu la maison d’à côté et je me mettrai en cuisine…

Il débordait d’une si évidente bonne volonté qu’Adalbert n’hésita plus. Prenant un couteau, il coupa les cordons de tirage, ce qui lui valut un grand sourire reconnaissant :

— C’était un peu serré, vous savez ? Et je n’ai pas une très bonne circulation… Vous êtes venu comment ? À pied ?

— Non. J’ai laissé ma voiture un peu plus loin.

— Si c’est la petite chose rouge qui fait tant de bruit, vous feriez mieux de la rentrer dans le jardin. Elle est un peu voyante. Je vais vous ouvrir la grille.

— D’accord, je la rentrerai en revenant…

Et Adalbert partit téléphoner tandis que La Tronchère, qui avait tout à coup l’air heureux comme un collégien, se précipitait vers sa cave avec un panier pour en rapporter les fameux pots auxquels, généreux, il ajouta une boîte de foie et deux bouteilles de vin. Il déposa le tout sur la table de la cuisine puis galopa au premier pour revêtir une tenue plus conforme à une nuit qu’il espérait passionnante. C’est très joli de veiller jour et nuit sur un trésor mal acquis – avec de loin en loin une escapade pour se procurer de l’argent –, mais à la longue on se lasse. Et Fructueux, fondamentalement sociable, commençait à entrevoir un agréable changement d’existence…

La nuit tombait.

En s’habillant, il jeta un coup d’œil à la maison voisine, vit qu’il y avait de la lumière dans les pièces de derrière mais aucun autre signe d’activité. Pensant qu’il avait mieux à faire, il redescendit à la cuisine, s’enveloppa d’un vaste tablier blanc et se mit à préparer le repas en chantonnant…

Dans la limousine noire qui l’avait cueillie au coin de la rue Rouget-de-l’Isle, « Mina » ne pensait à rien sinon à jouer de la meilleure façon son personnage. Elle ne voyait rien non plus, excepté l’homme qui lui tenait compagnie, car on avait tiré les rideaux sur les vitres, y compris celle de séparation avec le chauffeur. Celui-là devait être de bien belle humeur : elle l’entendait siffloter. Quant à son compagnon, il ne représentait guère qu’un amoncellement de vêtements : pardessus sombre à col relevé, chapeau mou à bords baissés et, entre les deux, une écharpe de couleur indécise remontant jusqu’aux yeux. Il n’avait pas dit un mot non plus, se contentant de récupérer sans douceur excessive la grosse serviette de cuir qu’il tenait à présent contre son cœur avec une sorte de tendresse. Il respirait lourdement avec, de temps en temps, un petit rire qui donnait la juste mesure de sa satisfaction. Celui-là devait entrevoir un avenir aussi brillant que les bijoux enfermés dans le sac. Sa prisonnière espéra sincèrement que cela lui donnerait l’envie de se laver plus souvent : il répandait une odeur de vieux tabac et de sueur que le balancement de la voiture n’arrangeait pas : c’était à vomir !

Incommodée, elle chercha dans les poches de son tailleur – on lui avait aussi pris son sac ! –, trouva un petit mouchoir qui avait été imprégné de parfum et le mit sous son nez pour en respirer l’odeur fraîche et boisée.

Le voyage dura environ trois quarts d’heure.

Vers la fin, le puant écarta légèrement le rideau de son côté puis, sortant un bandeau noir, ôta les lunettes de sa voisine, les glissa dans la poche de poitrine du tailleur – non sans vérifier au passage la fermeté d’un sein, ce qui lui valut une gifle qu’il évita – et noua solidement le bandeau à leur place.

La voiture quitta les pavés, tourna à droite roula sur des graviers qui semblaient présenter quelques aspérités et enfin s’immobilisa. La prisonnière – elle ne s’illusionnait guère sur son statut – en fut extraite par une main vigoureuse guidée jusqu’à un perron dont on lui fit gravir les marches puis, à travers un vestibule dallé, introduite enfin dans une pièce qui sentait très fort la poussière, un peu le moisi et dont le parquet dépourvu de tapis grinça sous ses pas. Là on lui enleva le bandeau et on lui remit ses lunettes. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans une sorte de salon pourvu de rideaux de peluche rouge tirés devant les fenêtres, de quelques fauteuils disparates, d’un canapé, de deux guéridons et d’une table à usage de bureau. La lumière pauvre et triste tombait d’un lustre en bronze doré où seulement trois ampoules électriques sur six brûlaient. Derrière le bureau il y avait un homme mince, très brun et entièrement vêtu de noir dont le visage était caché sous un foulard blanc qui ne laissait voir que des yeux très sombres. Elle poussa un soupir et attendit.

L’homme au foulard blanc sortit de derrière la table, vint jusqu’à elle et, de deux gestes synchrones, ôta les lunettes et arracha la cloche de feutre gris. Aussitôt ses yeux noirs flambèrent de colère :

— Vous n’êtes pas la princesse Morosini ! gronda-t-il.

— Je n’ai jamais prétendu l’être, répondit-elle tranquillement. Je suis Mina Van Zelden, la secrétaire du prince…

— J’avais exigé que la princesse vienne elle-même !

— Elle serait venue bien volontiers mais, avec une jambe dans le plâtre et deux côtes cassées, ce n’est pas très commode. Il faudra vous contenter de moi… et de ce que je vous apporte ! fit-elle en désignant de sa main gantée la serviette que le puant avait l’air de bercer.

Sans mot dire, l’homme au foulard enleva la lourde sacoche de cuir, la posa sur la table et entreprit de l’inventorier. Les sacs de peau révélèrent l’un après l’autre leur contenu : une parure d’améthystes et de diamants ayant appartenu à la Grande Catherine, le ravissant bracelet de Mumtaz Mahal (13), deux colliers de diamants dont l’un avait orné – brièvement – le cou de Christine de Suède et l’autre celui de Mme de Pompadour, des pendants d’oreilles de toutes sortes et de différentes provenances, d’autres bracelets, des bijoux destinés à épingler un chapeau, des perles aussi quand elles étaient associées à des pierres précieuses, et puis des bijoux plus modernes mais somptueux, ceux qui appartenaient à Lisa Morosini. Bientôt s’amoncela sur la table un tas scintillant qui s’emplit de fulgurances quand l’homme alluma au-dessus une forte lampe de bureau.

Il les caressait avec une avidité que « Mina»  jugea écœurante. Il en prenait un, le reposait, en prenait un autre, revenant au premier comme s’il s’agissait pour lui de choisir. Une femme chez un bijoutier devait se conduire de cette façon-là.

— Vous êtes satisfait ? reprit la voix brève de « Mina ». Alors maintenant rendez-moi mon patron !

L’homme s’arracha à sa contemplation et vint vers elle en faisant tourner autour de son index un bracelet d’opales et de diamants qui avait appartenu à l’impératrice Joséphine :

— Désolé, mais je n’ai que la moitié de ce que j’ai demandé. La collection est là et je vous remercie de me l’avoir apportée, mais je veux aussi la princesse…

— Mais je vous ai dit que…

— Qu’elle est clouée au lit pour quelque temps. Eh bien j’attendrai !… Lui aussi d’ailleurs, ajouta-t-il avec une intonation haineuse qui fit frissonner la fausse secrétaire. Évidemment, dans la position qui est la sienne, il vaudrait mieux que sa femme guérisse vite. Si solide qu’il soit, un organisme humain peut toujours flancher mais, étant donné la preuve de bonne volonté que l’on vient de me donner, je ne mettrai pas à exécution ma menace de diminuer la nourriture en proportion du temps écoulé.

58
{"b":"155377","o":1}