Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Oh, ce n’était pas de gaieté de cœur, mais je ne suis pas riche, moi ! Il faut que je vive et avec vous à mes trousses personne ne m’aurait employé !

Il oubliait peu à peu sa peur sous l’influence d’une colère qui finit par exploser :

— Et puis, après tout, je n’ai fait que prendre ce que vous aviez déjà volé ! Alors qu’allez-vous faire de moi ? Me livrer à la police ? Vous aurez du mal à expliquer votre position. Me tuer ?…

— Je ne suis pas un assassin… mais en ton honneur je pourrais peut-être me forcer, puis creuser un trou dans ton jardin. Je manie la pelle et la pioche comme un dieu !

— Vous n’allez pas faire ça ? Je n’ai tué personne…

— C’est vrai, concéda Adalbert. Mais avant de décider ce que je vais faire de toi, il faut que j’effectue un tour là-haut. Voir ce qui s’y trouve.

Remettant le revolver dans sa poche, il grimpa l’escalier en quelques enjambées, explora deux chambres qui n’avaient à lui offrir qu’un mobilier sans intérêt, puis une troisième qui était celle du maître si l’on en jugeait par le lit en désordre. Il n’y avait à cet endroit que deux objets, mais admirables : deux têtes de femme en bois polychrome de la XIIe dynastie où paraissaient encore des traces de peinture et qu’Adalbert aimait particulièrement. Posées sur des sellettes, elles faisaient face au lit, encadrant de leur splendeur une fenêtre qui n’en avait certainement jamais espéré autant. Adalbert eut une explosion de joie :

— Mes belles ! Quel idiot j’ai été de vous laisser dans ce trou perdu ! Mais je tenais tellement à vous garder pour moi seul !

Tout en débitant cette sorte de déclaration d’amour, il s’était approché de l’une d’elles et caressait sa noire chevelure quand, soudain quelque chose au-dehors attira son regard.

La fenêtre de cette chambre donnait sur le côté de la maison dominant le mur qui la séparait de la grande propriété voisine : une énorme bâtisse démodée qui avait dû voir le jour à la fin du siècle précédent. Elle était flanquée de tours, de clochetons biscornus et de balcons disposés de façon irrégulière. En fait, un vrai cauchemar mais un cauchemar mal entretenu : l’un des clochetons menaçait ruine, il y avait deux ou trois fenêtres brisées et l’herbe envahissait les allées de ce qui avait dû être un parc.

Ce n’était pourtant pas l’aspect bizarre de la grande « villa » qui avait attiré l’attention d’Adalbert, mais bien une grosse femme vêtue de noir, coiffée d’un fichu noir attaché sous le menton, qui sortait d’une porte de service et qui, tournant le coin de la maison, se dirigeait vers les profondeurs du jardin pour se dissoudre dans l’épaisseur des arbres. Or, cette femme, c’était Tamar, la Mongole, et elle était étrangement équipée d’un seau dans lequel il y avait quelque chose sous un chiffon.

Oubliant ses belles Égyptiennes, Adalbert dégringola l’escalier comme la foudre, sortit dans le jardin et se rua sur le mur de clôture qu’il escalada sur sa lancée, mais où il s’arrêta, un peu calmé, à l’abri de la grosse vague de clématites qui en couvrait une partie. Et où il s’aplatit. D’où il se trouvait il pouvait voir un homme vêtu de cuir, une sorte de colosse jaune qui faisait les cents pas derrière la maison. Un fusil à l’épaule, deux pistolets et un poignard à la ceinture, un autre dans ses bottes et pourquoi pas des grenades dans ses poches, cet homme devait avoir la puissance de feu d’un croiseur et Adalbert se demanda, tout juste un instant d’ailleurs, ce qu’il pouvait bien garder. La réponse lui sauta à l’esprit aussitôt : si c’était Aldo ? Il allait falloir voir ça de plus près mais à une heure moins claire.

Il se tapit plus étroitement dans ses clématites : la Mongole revenait et adressait quelques mots au garde dans une langue inconnue. Mais celui qui l’observait put remarquer que ses mains étaient dans les poches de son tablier et qu’elles étaient débarrassées du seau. Où avait-elle pu le laisser ?

Adalbert attendit qu’elle fût rentrée, descendit de son mur et partit rejoindre son prisonnier. Toujours ligoté sur sa chaise de cuisine, celui-ci n’avait pas bougé d’un pouce. Il semblait résigné à son sort mais n’en leva pas moins sur son vainqueur un regard plein de rancune :

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? Je ne vais pas rester ficelé là toute ma vie ?

— On en parlera plus tard. Pour l’instant j’ai d’autres chats à fouetter…

— Mais c’est que j’ai faim !…

— Réponds d’abord à quelques questions. Les gens d’à côté, tu connais ?

— Quel côté ? fit l’autre avec une évidente mauvaise volonté.

— Pas à droite bien sûr, puisque c’est moi, ou plutôt c’était moi. À gauche, et si tu a aussi faim que ça, je te conseille de ne pas faire l’imbécile !

— Ce que vous pouvez être devenu grossier tout d’un coup, mon « cher confrère » ! Est-ce que je vous tutoie, moi ?

— Je ne fais que prendre un peu d’avance sur la police. Elle est très égalitaire dans ses relations…

— Parce que vous voulez appeler la police ? suffoqua La Tronchère. Vous n’avez pas peur de ce que je dirai ?

— T’occupe pas et réponds-moi ! Qui sont les gens d’à côté ? Cette fois ne fais pas le Jacques, il s’agit de meurtres… au pluriel !

— Dans ce cas… Eh bien, à vrai dire, je n’en sais pas grand-chose parce qu’il n’y a pas longtemps qu’ils sont là. Cette maison est restée vide pendant des années et, comme vous avez pu vous en apercevoir, elle commence à avoir besoin de réparations. Elle appartenait paraît-il à un grand-duc ou quelque chose d’approchant. On n’y voyait jamais âme qui vive mais, depuis quelques semaines, elle a repris un peu d’activité. Des gens s’y seraient installés. Pas trop difficiles sans doute, parce que la baraque ne doit pas manquer de courants d’air. Ça a excité ma curiosité et j’ai un petit peu observé. Une fois j’ai même aperçu celui qui doit être le propriétaire : un bel homme très brun avec de l’allure mais l’air mauvais. Il est arrivé dans une grande voiture noire…

— Une Renault ?

— Non. Une vraie belle voiture. Une Delage, je crois. Et avec un chauffeur. Il n’est resté que quelques heures puis il est reparti, mais il a laissé du monde là-dedans…

— Des domestiques chargés de remettre de l’ordre, peut-être ?

— Drôles de domestiques ! Je ne les ai jamais vus avec un balai ou un plumeau. Quand il ne pleuvait pas ils jouaient aux boules derrière la maison et, le reste du temps, quand une fenêtre s’ouvrait c’était pour faire partir les fumées de tabac.

— Il y a une femme avec eux ?

— Non. Tout au moins je ne l’ai jamais vue. Il est vrai, ajouta-t-il, que je viens d’être absent…

— C’est vrai. Vous êtes rentré cette nuit, fit Adalbert, revenant à un vouvoiement plus diplomatique.

— Ah ! Vous savez ça ?

— Je sais beaucoup de choses. En arrivant, vous vous êtes fait des œufs au plat. D’où veniez-vous ?

— De Londres. J’étais… j’étais allé vendre… une babiole.

— Quel genre de babiole ?

— Le… le petit scribe aux yeux d’émail de la XVIIIe dynastie, émit doucement La Tronchère, qui s’attendait à une réaction violente ; mais Adalbert ne broncha pas, ou si peu…

— On réglera ça plus tard ! Pour le moment je cherche un de mes amis qui a disparu depuis… des jours ! Je ne sais même plus combien et je commence à me demander si on ne l’a pas amené ici. Vous avez le téléphone ?

— Pour quoi faire ? Vous ne l’avez pas non plus vous, à côté ? Parce que vous n’aviez pas plus que moi envie de vous retrouver dans le Bottin. Pour téléphoner il faut aller à la poste…

— Bon. Alors j’y vais…

— Vous n’allez pas me laisser comme ça ? En robe de chambre et mourant de faim ? Je vous jure que je vous attendrai ! Et… et même que je vous aiderai parce que… chaparder de-ci de-là, passe encore… Mais un meurtre ! Ça non !…

Indécis, Adalbert considéra son prisonnier, sa figure poupine de bon vivant, son crâne chauve et son corps replet boudiné dans la robe de chambre verte et rose. Presque attendrissant !

57
{"b":"155377","o":1}