Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement chaque parole à la voix, tandis que de la main droite il crayonnait à la hâte ces lignes, qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.
– C’est tout? demanda Balsamo.
– C’est tout.
– Que fait le duc maintenant?
– Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté gauche de son habit.
– Vous entendez? dit Balsamo à la comtesse plongée dans la stupeur. Et ensuite?
– Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.
– Que lui dit-il?
– Je n’ai entendu que la fin de la phrase.
– C’était?…
– «À une heure, à la grille de Trianon.» Le courrier salue et sort.
– C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.
Balsamo fit un signe de la main pour commander le silence.
– Maintenant que fait le duc? demanda-t-il.
– Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.
– Oh! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout pâles: oh! c’est magique, en vérité.
– Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame? demanda Balsamo.
– Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je payerais de dix ans de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous voudrez.
– Oh! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.
– Dites, dites ce que vous désirez.
– Le temps n’est pas venu.
– Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…
Balsamo sourit.
– Eh! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes?
– Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon impuissance.
– Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi. Je vous en donnerai l’occasion.
– Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu, écrasé! Je crois.
– Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc? Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.
– Appelez la chose comme vous voudrez; mais je fais amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien, je saurai ce que j’ai à dire.
Balsamo sourit.
– Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous permettre une chose?
– Dites.
– Mon esprit est fatigué: laissez-moi lui rendre sa liberté par une formule magique.
– Faites, monsieur.
– Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci; je t’aime; retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant, et attends-moi. Va, ma bien aimée!
– Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus douce encore que pendant l’évocation; dépêche-toi, Acharat.
– J’y vais.
Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.
Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité majestueuse, les deux visiteurs, qui effarés tous deux, tous deux absorbés par le flot de tumultueuses pensées qui les envahissait, regagnèrent leur fiacre plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués de raison.
Chapitre LXXXVI Disgrâce
Le lendemain, onze heures sonnaient à la grande horloge de Versailles, quand le roi Louis XV, sortant de son appartement, traversa la galerie voisine de sa chambre, et appela d’une voix haute et sèche:
– Monsieur de la Vrillière!
Le roi était pâle et semblait agité; plus il prenait de soin pour cacher cette préoccupation, plus cela éclatait dans l’embarras de son regard et dans la tension des muscles ordinairement impassibles de son visage.
Un silence glacé s’établit aussitôt dans les rangs des courtisans, parmi lesquels on remarquait M. le duc de Richelieu et le vicomte Jean du Barry, tous deux calmes et affectant l’indifférence et l’ignorance.
Le duc de la Vrillière s’approcha et prit des mains du roi une lettre de cachet que Sa Majesté lui tendait.
– M. le duc de Choiseul est-il à Versailles? demanda le roi.
– Sire, depuis hier; il est revenu de Paris à deux heures de l’après-midi.
– Est-il à son hôtel? est-il au château?
– Il est au château, sire.
– Bien, dit le roi; portez-lui cet ordre, duc.
Un long frémissement courut dans les rangs des spectateurs, qui se courbèrent tous en chuchotant comme les épis sous le souffle du vent d’orage.
Le roi, fronçant le sourcil, comme s’il voulait ajouter par la terreur à l’effet de cette scène, rentra fièrement dans son cabinet, suivi de son capitaine des gardes et du commandant des chevau-légers.
Tous les regards suivirent M. de la Vrillière, qui, inquiet lui-même de la démarche qu’il allait faire, traversait lentement la cour du château et se rendait à l’appartement de M. de Choiseul.
Pendant ce temps, toutes les conversations éclataient, menaçantes ou timides, autour du vieux maréchal, qui faisait l’étonné plus que les autres, mais dont, grâce à certain sourire précieux, nul n’était dupe.
M. de la Vrillière revint et fut entouré aussitôt.
– Eh bien? lui dit-on.
– Eh bien, c’était un ordre d’exil.
– D’exil?
– Oui, en bonne forme.
– Vous l’avez lu, duc?
– Je l’ai lu.
– Positif?
– Jugez-en.
Et le duc de la Vrillière prononça les paroles suivantes, qu’il avait retenues avec cette mémoire implacable qui constitue les courtisans: