Chapitre CXVII Ce qu’il fallait à Althotas pour compléter son élixir de vie
Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi, Balsamo était occupé, dans son cabinet de la rue Saint-Claude, à lire une lettre que Fritz venait de lui remettre. Cette lettre était sans signature: il la tournait et retournait entre ses mains.
– Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière, un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.
Et il relisait:
«Monsieur le comte,
Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la chute du dernier ministère et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant, se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une demi-heure entre quatre et cinq heures du soir?»
Cette lecture achevée pour la deuxième ou la troisième fois, Balsamo retombait dans sa recherche.
– Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu; d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même? L’écriture est longue, signe d’aristocratie; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse; pleine de fautes d’orthographe: c’est d’un courtisan. Ah! niais que je suis! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement, j’aurai une demi-heure pour vous, monsieur le duc; une heure, une journée. Prenez mon temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents mystérieux, un de mes démons familiers? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre? N’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous en vous faisant son âme, moi en me faisant son ennemi? Venez, monsieur le duc, venez.
Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore il avait à attendre le duc.
En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du plafond.
– Qu’y a-t-il donc? fit Balsamo tressaillant. Lorenza m’appelle, Lorenza! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose de fâcheux? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai été si souvent témoin et quelquefois victime? Hier, elle était bien pensive, bien résignée, bien douce; hier, elle était bien comme j’aime à la voir. Pauvre enfant! Allons.
Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.
Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.
Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie, comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de redoubler de précautions, il regarda.
Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique. Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo, dont la poitrine est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir ou de fatigue.
Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla: elle était trop dangereuse ainsi.
À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair jaillir de ses prunelles; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes, elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs disséminés.
Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.
Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son long regard velouté vers Balsamo:
– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous prie.
Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.
– M’asseoir? dit-il. Tu sais bien, ma Lorenza, que je n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.
– Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire; mais, enfin, je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.
– Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit Balsamo, je ferai selon tes souhaits.
Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même sur un sofa.
– Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.
– Oh! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout!
– Une seule chose; mais, je vous en préviens, cette chose je la désire ardemment.
– Parlez, Lorenza, parlez, dût-il m’en coûter toute ma fortune, dût-il m’en coûter la moitié de la vie.
– Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de votre temps, répondit la jeune femme.
Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation, se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des désirs que pouvait avoir formés Lorenza et surtout de ceux qu’il pourrait satisfaire.
– Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret et mes amis, ce sacrifice, je le ferai, car la pauvre enfant est bien malheureuse dans cet isolement.
– Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire plein d’amour.
– Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse et d’ennui.
Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.
– Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume; mes jours sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la solitude et dans l’angoisse.
– Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo, et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne fît envie à une reine.
– Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.