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Chapitre CXIV Les pressentiments

Le lendemain, comme midi venait de sonner à l’horloge de Trianon, Nicole vint crier à Andrée, qui n’avait pas encore quitté sa chambre:

– Mademoiselle, mademoiselle, voici M. Philippe.

Ce cri partait du bas de l’escalier.

Andrée, toute surprise, mais toute joyeuse en même temps, ferma son peignoir de mousseline et courut au-devant du jeune homme, qui venait bien réellement de descendre de cheval dans la cour de Trianon, et qui s’informait à quelques domestiques de l’heure à laquelle il pourrait parler à sa sœur.

Andrée ouvrit donc la porte elle-même, et se trouva aussitôt en face de Philippe, que l’officieuse Nicole avait été quérir dans la cour, et conduisait par les degrés.

La jeune fille se jeta au cou de son frère, et tous deux rentrèrent dans la chambre d’Andrée, suivis de Nicole.

Ce fut alors seulement qu’Andrée s’aperçut que Philippe était plus sérieux que de coutume, que son sourire même n’était point exempt de tristesse, qu’il portait son élégant uniforme avec la plus scrupuleuse exactitude, et qu’il tenait un manteau de voyage plié sous son bras gauche.

– Qu’y a-t-il donc, Philippe? demanda-t-elle aussitôt avec cet instinct des âmes tendres pour qui un regard est une révélation suffisante.

– Ma sœur, dit Philippe, j’ai reçu ce matin l’ordre de rejoindre mon régiment.

– Et vous partez?

– Et je pars.

– Oh! fit Andrée, qui exhala dans ce cri douloureux tout son courage et une partie de ses forces.

Et, quoique ce fût une chose bien naturelle et à laquelle elle dût s’attendre que ce départ, elle se sentit tellement brisée en l’apprenant, qu’elle fut forcée de se retenir au bras de son frère.

– Mon Dieu! demanda Philippe étonné, ce départ vous afflige-t-il donc à ce point, Andrée? Dans la vie d’un soldat, vous le savez, c’est un événement des plus vulgaires.

– Oui, oui, sans doute, murmura la jeune fille; et où allez-vous, mon frère?

– Ma garnison est à Reims; ce n’est pas un voyage bien long que j’entreprends, comme vous voyez. Il est vrai que, de là, le régiment, selon toute probabilité, retourne à Strasbourg.

– Hélas! fit Andrée; et quand partez-vous?

– L’ordre m’enjoint de me mettre en route à l’instant même.

– Ce sont donc des adieux que vous venez me faire?

– Oui, ma sœur.

– Des adieux!

– Avez-vous quelque chose de particulier à me dire, Andrée? demanda Philippe inquiet de cette tristesse, trop exagérée pour qu’elle n’eût point quelque autre cause que ce départ.

Andrée comprit que ces mots étaient à l’adresse de Nicole, laquelle regardait cette scène avec une surprise que motivait l’extrême douleur d’Andrée.

En effet, le départ de Philippe, c’est-à-dire d’un officier pour sa garnison, n’était pas une catastrophe qui dût causer tant de larmes.

Andrée comprit donc du même coup et le sentiment de Philippe et la surprise de Nicole; elle prit un mantelet qu’elle jeta sur ses épaules et, dirigeant son frère vers l’escalier:

– Venez, dit-elle, jusqu’à la grille du parc, Philippe; je vous reconduirai par l’allée couverte. J’ai, en effet, bien des choses à vous dire, mon frère.

Ces mots étaient pour Nicole un ordre de départ; elle s’effaça le long du mur et rentra dans la chambre de sa maîtresse, tandis que celle-ci descendait l’escalier avec Philippe.

Andrée descendit l’escalier qui longe la chapelle et sortit par le passage qui aujourd’hui encore mène au jardin; mais, quoique interrogée incessamment par le regard inquiet de Philippe, elle se tint longtemps suspendue à son bras, laissant s’appuyer sa tête à son épaule sans prononcer une seule parole.

Puis tout à coup son cœur se brisa, ses traits se couvrirent d’une pâleur mortelle, un long sanglot monta jusqu’à ses lèvres et des flots de larmes obscurcirent ses yeux.

– Ma chère sœur, ma bonne Andrée, s’écria Philippe; mais, au nom du Ciel, qu’avez-vous donc?

– Mon ami, mon unique ami, dit Andrée, vous me laissez seule, en ce monde où j’entre d’hier, et vous me demandez pourquoi je pleure! Ah! songez-y, Philippe, j’ai perdu ma mère en naissant; c’est affreux à dire, mais je n’ai jamais eu de père. Tout ce que mon cœur a éprouvé de petits chagrins, tout ce que mon esprit a renfermé de petits secrets, c’est à vous, à vous seul que je les ai confiés. Qui m’a souri? qui m’a caressée? qui m’a bercée quand j’étais enfant? C’est vous. Qui m’a protégée depuis que je suis grandie? C’est vous. Qui m’a fait croire que les créatures de Dieu n’avaient pas été jetées dans ce monde seulement pour y souffrir? C’est vous, Philippe, toujours vous. Car enfin je n’ai jamais aimé rien ni personne, depuis que je suis au monde, excepté vous, et personne non plus ne m’a aimée que vous. Oh! Philippe! continua mélancoliquement Andrée, vous détournez la tête, et je lis dans votre pensée. Vous vous dites que je suis jeune, que je suis belle, et que j’ai tort de ne pas compter sur l’avenir et sur l’amour. Hélas! vous le voyez cependant bien, Philippe, il ne suffit pas d’être belle et d’être jeune, puisque personne ne s’occupe de moi.

«Madame la dauphine est bonne, direz-vous, mon ami. Sans doute; elle est parfaite, à mes yeux du moins, et je la regarde comme une divinité. Mais c’est surtout parce que je la range dans cette sphère surhumaine, que j’ai pour elle du respect et non de l’affection. Or, l’affection, Philippe, c’est ce sentiment si nécessaire à mon cœur, qui, toujours refoulé dans mon cœur, le brise. – Mon père… Eh! mon Dieu, mon père! je ne vous apprends rien de nouveau, Philippe: non seulement mon père n’est pas pour moi un protecteur ou un ami, mais encore mon père ne me regarde jamais sans me faire peur. Oui, oui, j’ai peur, Philippe, peur de lui, surtout depuis que je vous vois partir. Peur de quoi? Je n’en sais rien. Eh! mon Dieu, les oiseaux qui fuient, les troupeaux qui mugissent n’ont-ils pas, eux aussi, peur de l’orage, quand l’orage va venir?

«C’est de l’instinct, direz-vous. mais pourquoi refuseriez-vous à notre âme immortelle l’instinct du malheur? Tout, depuis quelque temps, réussit à notre famille. Je le sais bien. Vous voilà capitaine, vous; moi, me voilà placée presque dans l’intimité de la dauphine; mon père a soupé hier, dit-on, presque en tête à tête avec le roi. Eh bien! Philippe, je le répète, dussé-je vous paraître insensée, tout cela m’effraye plus que notre douce misère et notre obscurité de Taverney.

– Et cependant, là-bas, chère sœur, dit tristement Philippe, vous étiez seule aussi; là-bas, non plus, je n’étais pas avec vous pour vous consoler.

– Oui; mais au moins j’étais seule, seule avec mes souvenirs d’enfance; il me semblait que cette maison, où avait vécu, où avait respiré, où était morte ma mère, me devait la protection natale, si l’on peut s’exprimer ainsi; tout m’y était doux, caressant, ami. Je vous voyais partir avec calme et revenir avec joie. Mais, que vous partissiez ou revinssiez, mon cœur n’était pas tout à vous, il tenait à cette chère maison, à mes jardins, à mes fleurs, à cet ensemble dont autrefois vous n’étiez qu’une partie; aujourd’hui vous êtes le tout, Philippe; et quand vous me quittez, tout me quitte.

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