«La dauphine, appelée en France pour perpétuer la race des rois par le mélange du sang impérial, la dauphine, mariée depuis un an à l’héritier du trône de France… Approchez-vous, messieurs, car je crains de faire passer au delà de votre cercle le bruit de mes paroles.
– Eh bien? demandèrent avec anxiété les six chefs.
– Eh bien, messieurs, la dauphine est encore vierge!
Un murmure sinistre qui eût fait fuir tous les rois du monde, tant il renfermait de joie haineuse et de triomphe vengeur, s’échappa comme une vapeur mortelle de ce cercle étroit des six têtes, qui se touchaient presque, dominées qu’elles étaient par celle de Balsamo, penché sur elles du haut de son estrade.
– Dans cet état de choses, continua Balsamo, il se présente deux hypothèses, toutes deux également profitables à notre cause.
«La première, c’est que la dauphine reste stérile, et alors la race s’éteint, alors l’avenir ne laisse à nos amis ni combats, ni difficultés, ni troubles. Il en arrivera de cette race marquée d’avance pour la mort, ce qui est arrivé en France chaque fois que trois rois se sont succédé; ce qui est arrivé aux fils de Philippe le Bel: Louis le Hutin, Philippe le Long et Charles IV, morts sans postérité, après avoir régné tous trois; ce qui est arrivé aux trois fils de Henri II: François II, Charles IX et Henri III, morts sans postérité après avoir régné tous trois. Comme eux, M. le dauphin, M. le comte de Provence et M. le comte d’Artois régneront tous trois et tous trois mourront sans enfants, comme les autres sont morts: c’est la loi de la destinée.
«Puis, comme après Charles IV, le dernier de la race capétienne, est venu Philippe VI de Valois, collatéral des rois précédents; comme, après Henri III, le dernier de la race des Valois, est venu Henri IV de Bourbon, collatéral de la race précédente; après le comte d’Artois, inscrit au livre de la fatalité comme le dernier des rois de la branche aînée, viendra peut-être quelque Cromwell ou quelque Guillaume d’Orange, étranger soit à la race, soit à l’ordre naturel de succession.
«Voilà ce que nous donne la première hypothèse.
«La seconde, c’est que madame la dauphine ne reste pas stérile. Et voilà le piège où nos ennemis vont se précipiter en croyant nous y jeter nous-mêmes. Oh! si la dauphine ne reste pas stérile, si la dauphine devient mère, alors que tous se réjouiront à la cour et croiront la royauté consolidée en France, nous pourrons nous réjouir aussi, nous; car nous posséderons un secret si terrible, que nul prestige, nulle puissance, nuls efforts ne tiendront contre les crimes que ce secret renfermera, près des malheurs qui résulteront pour la future reine de cette fécondité; car cet héritier qu’elle donnera au trône, nous le ferons facilement illégitime, car cette fécondité, nous la déclarerons facilement adultère. Si bien que, près de ce bonheur factice que semblera leur avoir accordé le ciel, la stérilité eût été un bienfait de Dieu. Voilà pourquoi je m’abstiens, messieurs; voilà pourquoi j’attends, mes frères; voilà pourquoi, enfin, je juge inutile de déchaîner aujourd’hui les passions populaires, que j’emploierai efficacement lorsque le temps sera venu.
«Maintenant, messieurs, vous connaissez le travail de cette année; vous voyez le progrès de nos mines. Persuadez-vous donc que nous ne réussirons qu’avec le génie et le courage des uns, qui seront les yeux et le cerveau; qu’avec la persévérance et le labeur des autres, qui représenteront les bras; qu’avec la foi et le dévouement des autres encore, qui seront le cœur.
«Pénétrez-vous surtout de cette nécessité d’une obéissance aveugle qui fait que votre chef lui-même s’immolera à la volonté des statuts de l’ordre, le jour où les statuts l’exigeront.
«Sur ce, messieurs et frères bien-aimés, je lèverais la séance, s’il ne me restait un bien à faire, un mal à indiquer.
«Le grand écrivain qui est venu à nous ce soir, et qui eût été des nôtres sans le zèle intempestif d’un de nos frères, qui a effrayé cette âme timide, ce grand écrivain, disons-nous, a eu raison de notre assemblée, et je déplore comme un malheur qu’un étranger ait raison devant une majorité de frères qui connaissent mal nos règlements et ne connaissent pas du tout notre but.
«Rousseau, triomphant avec les sophismes de ses livres des vérités de notre association, représente un vice fondamental que j’extirperais avec le fer et le feu, si je n’avais encore l’espoir de le guérir par la persuasion. L’amour-propre d’un de nos frères s’est développé fâcheusement. Il nous a donné le dessous dans la discussion; aucun fait pareil ne se représentera plus, je l’espère, ou bien j’aurais recours aux voies de discipline.
«Maintenant, messieurs, propagez la foi par la douceur et la persuasion; insinuez-la, ne l’imposez pas, ne l’enfoncez pas dans les âmes rebelles à coups de maillet et de hache, comme font les inquisiteurs des coins du bourreau. Souvenez-vous que nous ne serons grands qu’après avoir été reconnus bons, et qu’on ne nous reconnaîtra bons qu’en paraissant meilleurs que tout ce qui nous entoure; rappelez-vous encore que, parmi nous, les bons et les meilleurs ne sont rien sans la science, l’art et la foi; rien enfin près de ceux que Dieu a marqués d’un sceau particulier pour commander aux hommes et régir un empire.
«Messieurs, la séance est levée.»
Ces paroles prononcées, Balsamo se couvrit la tête et s’enveloppa de son manteau.
Chacun des initiés partit alors à son tour, seul et silencieux, pour ne pas éveiller de soupçons.
Chapitre CV Le corps et l’âme
Le dernier resté près du maître fut Marat, le chirurgien.
Il s’approcha humblement et fort pâle du terrible orateur dont la puissance était illimitée.
– Maître, demanda-t-il, ai-je donc, en effet, commis une faute?
– Une grande, monsieur, dit Balsamo; et, ce qu’il y a de pis, c’est que vous ne croyez pas l’avoir commise.
– Eh bien oui, je l’avoue; non seulement je ne crois pas avoir commis une faute, mais je crois avoir parlé comme il convient.
– Orgueil! orgueil! murmura Balsamo; orgueil, démon destructeur! Les hommes vont combattre la fièvre dans les veines du malade, la peste dans les eaux et dans les airs; mais ils laissent l’orgueil pousser de si profondes racines dans leurs cœurs, qu’ils ne peuvent parvenir à l’extirper.
– Oh! maître, dit Marat, vous avez de moi une bien triste opinion. Suis-je donc, en effet, si peu de chose, que je ne puisse compter parmi mes semblables? Ai-je si mal recueilli le fruit de mes travaux, que je sois incapable de dire un mot sans être taxé d’ignorance? Suis-je donc un si tiède adepte, que l’on suspecte ma conviction? N’eussé-je que cela, j’existe au moins par le dévouement à la sainte cause du peuple.
– Monsieur, répliqua Balsamo, c’est parce que le principe du bien lutte encore en vous contre celui du mal, qui me paraît devoir l’emporter un jour, que je tenterai de vous corriger de ces défauts. Si je dois y réussir, si l’orgueil ne l’a pas déjà emporté en vous sur tout autre sentiment, j’y réussirai en une heure.