– Oh! madame la comtesse, dit M. de Jussieu, vous ici! L’aimable surprise!
– Bonjour, cher botaniste, dit l’une des dames avec une familiarité et une grâce toutes royales.
– Permettez que je vous présente M. Rousseau, dit Jussieu en prenant le philosophe par la main qui tenait le pain bis.
Gilbert, lui aussi, avait vu et reconnu les deux femmes; il ouvrait donc de grands yeux, et, pâle comme la mort, regardait par la fenêtre du pavillon avec l’idée de se précipiter.
– Bonjour, mon petit philosophe, dit l’autre dame à Gilbert anéanti, en lui caressant la joue d’un petit soufflet de ses trois doigts rosés.
Rousseau vit et entendit; il faillit étrangler de colère; son élève connaissait les deux déesses et était connu d’elles.
Gilbert faillit se trouver mal.
– Ne reconnaissez-vous donc pas madame la comtesse? dit Jussieu à Rousseau.
– Non, fit celui-ci hébété; c’est la première fois, il me semble.
– Madame du Barry, poursuivit Jussieu.
Rousseau bondit comme s’il eût marché sur une plaque rougie.
– Madame du Barry! s’écria-t-il.
– Moi-même, monsieur, dit la jeune femme avec toute sa grâce; moi, qui suis bien heureuse d’avoir reçu chez moi et vu de près un des plus illustres penseurs de ce temps.
– Madame du Barry! répéta Rousseau sans s’apercevoir que son étonnement devenait une grave offense… Elle! et sans doute que ce pavillon est à elle? Sans doute que c’est elle qui me donne à déjeuner?
– Vous avez deviné, mon cher philosophe, c’est elle et madame sa sœur, continua Jussieu mal à l’aise devant ces éléments de tempête.
– Sa sœur, qui connaît Gilbert!
– Intimement, monsieur, répondit mademoiselle Chon avec cette audace qui ne respectait ni humeurs royales ni boutades de philosophes.
Gilbert chercha des yeux un trou assez grand pour s’y abîmer tout entier, tant brillait redoutablement l’œil de M. Rousseau.
– Intimement!… répéta ce dernier; Gilbert connaissait intimement madame, et je n’en savais rien? Mais alors, j’étais trahi, mais alors on se jouait de moi!
Chon et sa sœur se regardèrent en ricanant.
M. de Jussieu déchira une malines qui valait bien quarante louis.
Gilbert joignit les mains, soit pour supplier Chon de se taire, soit pour conjurer Rousseau de lui parler plus gracieusement. Mais, au contraire, ce fut Rousseau qui se tut, et Chon qui parla.
– Oui, dit-elle, Gilbert et moi, nous sommes de vieilles connaissances; il a été mon hôte. N’est-ce pas, petit?… Est-ce que tu serais déjà ingrat envers les confitures de Luciennes et de Versailles?
Ce trait porta le dernier coup; les bras de Rousseau s’allongèrent comme deux ressorts et retombèrent à son côté.
– Ah! fit-il en regardant le jeune homme de travers, c’est comme cela, petit malheureux?
– Monsieur Rousseau…, murmura Gilbert.
– Eh bien! mais on dirait que tu pleures d’avoir été choyé de ma main, continua Chon. Eh bien! je me doutais que tu étais un ingrat.
– Mademoiselle!… supplia Gilbert.
– Petit, dit madame du Barry, reviens à Luciennes, les confitures et Zamore t’attendent et, quoique tu en sois sorti d’une façon singulière, tu y seras bien reçu.
– Merci, madame, fit sèchement Gilbert; quand je quitte un endroit, c’est que je ne m’y plais pas.
– Et pourquoi refuser le bien qu’on vous offre? interrompit Rousseau avec aigreur… Vous avez goûté de la richesse, mon cher Gilbert, il faut vous y reprendre.
– Mais, monsieur, puisque je vous jure…
– Allez! allez! je n’aime pas ceux qui soufflent le chaud et le froid.
– Mais vous ne m’avez pas entendu, monsieur Rousseau.
– Si fait.
– Mais je me suis échappé de Luciennes, où l’on me tenait enfermé.
– Piège! je connais la malice des hommes.
– Mais puisque je vous ai préféré, puisque je vous ai accepté pour hôte, pour protecteur, pour maître.
– Hypocrisie.
– Cependant, monsieur Rousseau, si je tenais à la richesse, j’accepterais l’offre de ces dames.
– Monsieur Gilbert, on me trompe souvent une fois, jamais deux; vous êtes libre; allez où vous voudrez!
– Mais où, grand Dieu? s’écria Gilbert abîmé dans sa douleur, parce qu’il voyait à jamais perdus sa fenêtre et le voisinage d’Andrée, et tout son amour; parce qu’il souffrait dans sa fierté d’être soupçonné de trahison; parce qu’il voyait méconnues son abnégation, sa longue lutte contre la paresse et les appétits de son âge, qu’il avait si courageusement vaincus.
– Où? dit Rousseau… Mais d’abord chez madame, qui est une belle et excellente personne.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Gilbert roulant sa tête dans ses mains.
– N’ayez pas peur, lui dit M. de Jussieu profondément blessé, comme homme du monde, de l’étrange sortie de Rousseau contre les dames. N’ayez pas peur, on aura soin de vous, et ce que vous perdrez, eh bien, on tâchera de vous le rendre.
– Vous le voyez, fit Rousseau acrimonieusement, voilà M. de Jussieu, un savant, un ami de la nature, un de vos complices, ajouta-t-il avec un effort grimaçant pour sourire, lequel vous promet assistance et fortune, et comptez-y, M. de Jussieu a le bras long!
Cela dit, Rousseau, ne se possédant plus, salua les dames avec des réminiscences d’Orosmane, en fit autant à M. de Jussieu consterné; puis, sans même regarder Gilbert, sortit tragiquement du pavillon.
– Oh! la laide bête qu’un philosophe! dit tranquillement Chon en regardant le Genevois, qui descendait ou plutôt qui dégringolait le sentier.
– Demandez ce que vous voudrez, dit M. de Jussieu à Gilbert, qui tenait toujours son visage enseveli dans ses mains.
– Oui, demandez, monsieur Gilbert, ajouta la comtesse avec un sourire à l’adresse de l’élève abandonné.
Celui-ci releva sa tête pâle, écarta les cheveux que la sueur et les larmes avaient collés à son front, et, d’une voix assurée:
– Puisqu’on veut bien m’offrir un emploi, dit-il, je désire entrer comme aide-jardinier à Trianon.
Chon et la comtesse se regardèrent, et, de son pied mutin, Chon alla effleurer le pied de sa sœur avec un triomphant clin d’œil: la comtesse fit de la tête signe qu’elle comprenait parfaitement.