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Enfin, toujours sur ce même palais, destiné à porter tant de choses différentes, s’élevait une pyramide lumineuse terminée par le globe du monde; ce globe, après avoir fulguré sourdement, devait éclater comme un tonnerre en une masse de girandoles de couleur.

Quant au bouquet, réserve obligatoire et si importante que jamais Parisien ne juge d’un feu d’artifice que par le bouquet, Ruggieri l’avait séparé du corps de la machine: il était placé du côté de la rivière, après la statue, dans un bastion tout bourré de pièces de rechange, de sorte que le coup d’œil devait gagner encore à cette surélévation de trois à quatre toises, qui plaçait le pied de la gerbe sur un piédestal.

Voilà les détails dont se préoccupait Paris. Depuis quinze jours, les Parisiens regardaient avec beaucoup d’admiration Ruggieri et ses aides passant comme des ombres dans les lueurs funèbres de leurs échafaudages, et s’arrêtant avec des gestes étranges pour attacher leurs mèches, assurer leurs amorces.

Aussi le moment où les lanternes furent apportées sur la terrasse de la charpente, moment qui indiquait l’approche de l’embrasement, produisit-il une vive sensation dans la foule, et quelques rangs des plus intrépides reculèrent-ils, ce qui produisit une longue oscillation jusqu’aux extrémités de la foule.

Les voitures continuaient d’arriver et commençaient à envahir la place elle-même. Les chevaux appuyaient leurs têtes sur les épaules des derniers spectateurs, qui commençaient à s’inquiéter de ces dangereux voisins. Bientôt derrière les voitures s’amassa la foule toujours croissante, de sorte que les voitures eussent-elles voulu se retirer elles-mêmes ne le pouvaient plus, emboîtées qu’elles se trouvaient par cette inondation compacte et tumultueuse. Alors on vit, avec cette audace du Parisien qui envahit, laquelle n’a de pendant que la longanimité du Parisien qui se laisse envahir, alors on vit monter sur ces impériales, comme des naufragés sur des rocs, des gardes-françaises, des ouvriers, des laquais.

L’illumination des boulevards jetait de loin sa lueur rouge sur les têtes des milliers de curieux au milieu desquelles la baïonnette d’un archer bourgeois, scintillante comme l’éclair, apparaissait aussi rare que le sont les épis restés debout dans un champ que l’on vient de faucher.

Aux flancs des bâtiments neufs, aujourd’hui l’hôtel Crillon et le Garde-meubles de la couronne, les voitures des invités, au milieu desquelles on n’avait pris la précaution de ménager aucun passage, les voitures des invités, disons-nous, avaient formé trois rangs qui s’étendaient, d’un côté, du boulevard aux Tuileries, de l’autre, du boulevard à la rue des Champs-Élysées, en tournant comme un serpent trois fois replié sur lui-même.

Le long de ce triple rang de carrosses, on voyait errer, comme des spectres au bord du Styx, ceux des conviés que les voitures de leurs prédécesseurs empêchaient d’aborder à la grande porte et qui, étourdis par le bruit, craignant de fouler, surtout les femmes tout habillées et chaussées de satin, ce pavé poudreux, se heurtaient aux flots du peuple qui les raillait sur leur délicatesse, et cherchant un passage entre les roues des voitures et les pieds des chevaux, se glissaient comme ils pouvaient jusqu’à leur destination, but aussi envié que l’est le port dans une tempête.

Un de ces carrosses arriva vers neuf heures, c’est-à-dire quelques minutes à peine avant l’heure fixée pour mettre le feu à l’artifice, pour se frayer à son tour un passage jusqu’à la porte du gouverneur. Mais cette prétention, déjà si disputée depuis quelque temps, était, à ce moment, devenue au moins téméraire, sinon impossible. Un quatrième rang avait commencé de se former, renforçant les trois premiers, et les chevaux qui en faisaient partie, tourmentés par la foule, de fringants devenus furieux, lançaient à droite et à gauche, à la moindre irritation, des coups de pied qui avaient déjà produit quelques accidents perdus dans le bruit et dans la foule.

Accroché aux ressorts de cette voiture qui venait de frayer son chemin dans la foule, un jeune homme marchait, éloignant tous les survenants qui essayaient de s’emparer de ce bénéfice d’une locomotion qu’il semblait avoir confisquée à son profit.

Quand le carrosse s’arrêta, le jeune homme se jeta de côté, mais sans lâcher le ressort protecteur auquel il continua de se cramponner d’une main. Il put donc entendre par la portière ouverte la conversation animée des maîtres de la voiture.

Une tête de femme, vêtue de blanc et coiffée avec quelques fleurs naturelles, se pencha hors de la portière. Aussitôt une voix lui cria:

– Allons, Andrée, provinciale que vous êtes, ne vous penchez pas ainsi, ou mordieu! vous risquez d’être embrassée par le premier rustre qui passera. Ne croyez-vous pas que notre carrosse est au milieu de ce peuple comme il serait au milieu de la rivière? Nous sommes dans l’eau, ma chère, et dans l’eau sale; ne nous mouillons pas.

La tête de la jeune fille rentra dans la voiture.

– C’est qu’on ne voit rien d’ici, monsieur, dit-elle; si seulement nos chevaux pouvaient faire un demi-tour, nous verrions par la portière, et nous serions presque aussi bien qu’à la fenêtre du gouverneur.

– Tournez, cocher, cria le baron.

– C’est chose impossible, monsieur le baron, répondit celui-ci; il me faudrait écraser dix personnes.

– Eh! pardieu! écrase.

– Oh! monsieur! dit Andrée.

– Oh! mon père! dit Philippe.

– Qu’est-ce que c’est que ce baron-là qui veut écraser le pauvre monde? crièrent quelques voix menaçantes.

– Parbleu, c’est moi, dit de Taverney, qui se pencha, et, en se penchant, montra un grand cordon rouge en sautoir.

Dans ce temps-là, on respectait encore les grands cordons, même les grands cordons rouges; on grommela, mais sur une gamme descendante.

– Attendez, mon père, je vais descendre, dit Philippe, et voir s’il y a moyen de passer.

– Prenez garde, mon frère, vous allez vous faire tuer; entendez-vous les hennissements des chevaux qui se battent?

– Vous pouvez bien dire des rugissements, reprit le baron. Voyons, nous allons descendre; dites qu’on se dérange, Philippe, et que nous passions.

– Ah! vous ne connaissez plus Paris, mon père, dit Philippe. Ces façons de maître étaient bonnes autrefois; mais aujourd’hui peut-être bien pourraient-elles ne point réussir, et vous ne voudriez point compromettre votre dignité, n’est-ce pas?

– Cependant, quand ces drôles sauront qui je suis…

– Mon père, dit en souriant Philippe, quand vous seriez le dauphin lui même, on ne se dérangerait pas pour vous, j’en ai bien peur, en ce moment surtout, car voilà le feu d’artifice qui va commencer.

– Alors nous ne verrons rien, dit Andrée avec humeur.

– C’est votre faute, pardieu! répondit le baron; vous avez mis plus de deux heures à votre toilette.

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