– Eh! qu’il se torde le cou une bonne fois.
– Dieu nous en garde!
– Permettez-moi de vous dire que voilà ce que je ne comprends point.
– Le peuple lapide de temps en temps ce brave Genevois; mais il se le réserve pour lui, et, s’il recevait le moindre caillou de notre part, ce serait nous qu’on lapiderait à notre tour.
– Oh! je ne connais pas toutes ces façons-là, excusez-moi.
– Aussi userons-nous des plus minutieuses précautions. Maintenant, vérifions la seule chance qui nous reste, celle qu’il ne soit pas chez M. Rousseau. Cachez-vous au fond de la voiture.
Jean obéit, et M. de Sartine ordonna au cocher de faire quelques pas dans la rue.
Puis il ouvrit son portefeuille et en tira quelques papiers.
– Voyons, dit-il, si votre jeune homme est avec M. Rousseau, depuis quel jour doit-il y être?
– Depuis le 16.
– «17. – M. Rousseau a été vu herborisant à six heures du matin dans le bois de Meudon; il était seul.»
– Il était seul?
– Continuons. «À deux heures de l’après-midi, le même jour, il herborisait encore, mais avec un jeune homme.»
– Ah! ah! fit Jean.
– Avec un jeune homme, répéta M. de Sartine, entendez-vous?
– C’est cela, mordieu! c’est cela.
– Hein! qu’en dites-vous? «Le jeune homme est chétif.»
– C’est cela.
– «Il dévore.»
– C’est cela.
– «Les deux particuliers arrachent des plantes et les font confire dans une boîte de fer-blanc.»
– Diable! diable! fit du Barry.
– Ce n’est pas le tout. Écoutez bien: «Le soir, il a ramené le jeune homme; à minuit, le jeune homme n’était pas sorti de chez lui.»
– Bon.
– «18. – Le jeune homme n’a pas quitté la maison et paraît être installé chez M. Rousseau.»
– J’ai encore un reste d’espoir.
– Décidément, vous êtes optimiste! N’importe, faites-moi part de cet espoir.
– C’est qu’il a quelque parent dans la maison.
– Allons! il faut vous satisfaire, ou plutôt vous désespérer tout à fait. Halte! cocher.
M. de Sartine descendit. Il n’avait pas fait dix pas qu’il rencontra un homme vêtu de gris et de mine assez équivoque.
L’homme, en apercevant l’illustre magistrat, ôta son chapeau et le remit sans paraître attacher au salut plus d’importance, quoique le respect et le dévouement eussent éclaté dans son regard.
M. de Sartine fit un signe, l’homme s’approcha, reçut, l’oreille basse, quelques injonctions, et disparut sous l’allée de Rousseau.
Le lieutenant de police remonta en voiture.
Cinq minutes après, l’homme gris reparut et s’approcha de la portière.
– Je tourne la tête à droite, dit du Barry, pour qu’on ne me voie pas.
M. de Sartine sourit, reçut la confidence de son agent et le congédia.
– Eh bien? demanda du Barry.
– Eh bien, la chance était mauvaise comme je m’en doutais; c’est bien chez Rousseau que loge votre Gilbert. Renoncez-y, croyez-moi.
– Que j’y renonce?
– Oui. Vous ne voudriez pas ameuter contre nous, pour une fantaisie, tous les philosophes de Paris, n’est-ce pas?
– Oh! mon Dieu! que dira ma sœur Jeanne?
– Elle tient donc bien à ce Gilbert? demanda M. de Sartine.
– Mais oui.
– Eh bien alors, il vous reste les moyens de douceur: usez de gentillesse, amadouez M. Rousseau, et, au lieu de se laisser enlever Gilbert malgré lui, il vous le donnera de bonne volonté.
– Ma foi, autant vaut nous donner à apprivoiser un ours.
– C’est peut-être moins difficile que vous ne pensez. Voyons, ne désespérons pas; il aime les jolis visages: celui de la comtesse est des plus beaux et celui de mademoiselle Chon n’est pas désagréable; voyons, la comtesse fera-t-elle un sacrifice à sa fantaisie?
– Elle en fera cent.
– Consentirait-elle à devenir amoureuse de Rousseau?
– S’il le fallait absolument…
– Ce sera peut-être utile; mais, pour rapprocher nos personnages l’un de l’autre, il serait besoin d’un agent intermédiaire. Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Rousseau?
– M. de Conti.
– Mauvais! Il se défie des princes. Il faudrait un homme de rien, un savant, un poète.
– Nous ne voyons pas ces gens-là.
– N’ai-je pas rencontré, chez la comtesse, M. de Jussieu?
– Le botaniste?
– Oui.
– Ma foi, je crois que oui; il vient à Trianon, et la comtesse lui laisse ravager ses plates-bandes.
– Voilà votre affaire; justement Jussieu est de mes amis.
– Alors cela ira tout seul?
– À peu près.
– J’aurai donc mon Gilbert?
M. de Sartine réfléchit un moment.
– Je commence à croire que oui, dit-il, et sans violence, sans cris; Rousseau vous le donnera pieds et poings liés.
– Vous croyez?
– J’en suis sûr.
– Que faut-il faire pour cela?
– La moindre des choses. Vous avez bien, du côté de Meudon ou de Marly, un terrain vide?
– Oh! cela ne manque pas; j’en connais dix entre Luciennes et Bougival.
– Eh bien! faites-y construire… comment appellerai-je cela? une souricière à philosophes.
– Plaît-il? Comment avez-vous dit cela?
– J’ai dit une souricière à philosophes.
– Eh! mon Dieu! comment cela se bâtit-il?
– Je vous en donnerai le plan, soyez tranquille. Et maintenant, partons vite, voilà qu’on nous regarde. Cocher, touche à l’hôtel.