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– Allons, allons, se dit Gilbert à lui-même, j’irai droit à Paris. Je puis en être encore à trois ou quatre lieues, à cinq tout au plus, c’est une route de deux heures. Qu’importe que l’on souffre deux heures de plus quand on est sûr de ne plus souffrir après! À Paris tout le monde a du pain, et en voyant un jeune homme honnête et laborieux, le premier artisan que je rencontrerai ne me refusera point du pain pour du travail.

En un jour, à Paris, on trouvera le repas du lendemain; que me faut-il de plus? Rien, pourvu que chaque lendemain me grandisse, m’élève et me rapproche… du but que je veux atteindre.

Gilbert doubla le pas; il voulait regagner la grand-route, mais il avait perdu tout moyen de s’orienter. À Taverney et dans tous les bois environnants, il connaissait l’orient et l’occident; chaque rayon de soleil lui était un indice d’heure et de chemin. La nuit, chaque étoile, tout inconnue qu’elle lui était sous son nom de Vénus, de Saturne ou de Lucifer, lui était un guide. Mais dans ce monde nouveau, il ne connaissait pas plus les choses que les hommes, et il fallait trouver, au milieu des uns et des autres, son chemin en tâtonnant au hasard.

– Heureusement, se dit Gilbert, j’ai vu des poteaux où les routes sont indiquées.

Et il s’avança jusqu’au carrefour, où il avait vu ces poteaux indicateurs.

Il y en avait trois en effet: l’un conduisait au Marais-Jaune, l’autre au Champ de l’Alouette, le troisième au Trou-Salé.

Gilbert était un peu moins avancé qu’auparavant; il courut trois heures sans pouvoir sortir du bois, renvoyé du Rond du Roi au carrefour des Princes.

La sueur ruisselait de son front, vingt fois il avait mis bas son habit et sa veste pour escalader quelque châtaignier colossal; mais, arrivé à sa cime, il n’avait vu que Versailles, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche; Versailles vers lequel il semblait qu’une fatalité le ramenât constamment.

À demi fou de rage, n’osant s’engager sur la grand-route dans la conviction que Luciennes tout entier courait après lui, Gilbert, gardant toujours le centre des bois, finit par dépasser Viroflay, puis Chaville, puis Sèvres.

Cinq heures et demie sonnaient au château de Meudon quand il arriva au couvent des Capucins, situé entre la manufacture et Bellevue; de là, montant sur une croix et au risque de la briser et de se faire rouer, comme Sirven, par arrêt du Parlement, il aperçut la Seine, le bourg et la fumée des premières maisons.

Mais à côté de la Seine, au milieu du bourg, devant le seuil de ces maisons, passait la grande route de Versailles, dont il avait tant d’intérêt à s’écarter.

Gilbert, un instant, n’eut plus ni fatigue ni faim. Il voyait au reste à l’horizon un grand amas de maisons perdues dans la vapeur matinale; il jugea que c’était Paris, prit sa course de ce côté-là, et ne s’arrêta que lorsqu’il sentit l’haleine près de lui manquer.

Il se trouvait au milieu du bois de Meudon, entre Fleury et le Plessis-Piquet.

– Allons, allons, dit-il en regardant autour de lui, pas de mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de ceux qui s’en vont à leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui dirai: «Tous les hommes sont frères et, par conséquent, doivent s’entraider. Vous avez là plus de pain qu’il ne vous en faut, non seulement pour votre déjeuner, mais même pour tout le jour, tandis que, moi, je meurs de faim.» Et alors, il me tendra la moitié de son pain.

La faim rendait Gilbert encore plus philosophe, et il continuait ses réflexions mentales.

– En effet, disait-il, tout n’est-il pas commun aux hommes sur la terre? Dieu, cette source éternelle de toutes choses, a-t-il donné à celui-ci ou à celui-là l’air qui féconde le sol, ou le sol qui féconde les fruits? Non; seulement, plusieurs ont usurpé; mais aux yeux du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possède; celui qui a, n’est que celui à qui Dieu a prêté.

Et Gilbert ne faisait que résumer avec une intelligence naturelle ces idées vagues et indécises à cette époque, et que les hommes sentaient flotter dans l’air et passer au-dessus de leur tête, comme ces nuages poussés vers un seul point et qui, en s’amoncelant, finissent par former une tempête.

– Quelques-uns, reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien! à ceux-là on peut arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien! je… la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant que mon frère ne me dise: «Cette part que tu réclames est celle de ma femme et de mes enfants»; ou bien: «Je suis le plus fort et je mangerai ce pain malgré toi.»

Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux eaux rousses, bordées de roseaux et de nymphéas.

Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises, de nombreuses touffes de myosotis.

Le fond de ce tableau, c’est-à-dire l’anneau de la circonférence, était formé d’une haie de gros trembles; des aunes remplissaient de leur branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs argentés de leurs dominateurs.

Six allées donnaient entrée dans cette espèce de carrefour; deux semblaient monter jusqu’au soleil, qui dorait la cime des arbres lointains, tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons d’une étoile, s’enfonçaient dans les profondeurs bleuâtres de la forêt.

Cette espèce de salle de verdure semblait plus fraîche et plus fleurie qu’aucune autre place du bois.

Gilbert y était entré par une des allées sombres.

Le premier objet qu’il aperçut lorsque, après avoir embrassé d’un coup d’œil l’horizon lointain que nous venons de décrire, il ramena son regard autour de lui, fut, dans la pénombre d’un fossé profond, le tronc d’un arbre renversé sur lequel était assis un homme à perruque grise, d’une physionomie douce et fine, vêtu d’un habit de gros drap brun, de culottes pareilles, d’un gilet de piqué gris à côtes; ses bas de coton gris enfermaient une jambe assez bien faite et nerveuse; ses souliers à boucles, poudreux encore par places, avaient cependant été lavés au bout de la pointe par la rosée du matin.

Près de cet homme, sur l’arbre renversé, était une boîte peinte en vert, toute grande ouverte et bourrée de plantes récemment cueillies. Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait dans l’ombre et qui se terminait par une petite bêche de deux pouces de large sur trois de long.

Gilbert embrassa d’un coup d’œil les différents détails que nous venons d’exposer; mais ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut un morceau de pain dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de loin la proie convoitée, s’abattant sur elle aussitôt qu’elle leur était livrée et s’envolant à tire-d’aile au fond de leur massif avec des pépiements joyeux.

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