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– Parce que j’y ai affaire.

– Tu as affaire en France?

– Oui, et sérieusement.

Le vieillard partit d’un long et lugubre éclat de rire.

– Affaire, dit-il, affaire en France. Ah! oui, c’est vrai, j’avais oublié, moi. Tu as des clubs à organiser, n’est-ce pas?

– Oui, maître.

– Des conspirations à ourdir?

– Oui, maître.

– Tes affaires, enfin, comme tu appelles cela.

Et le vieillard se reprit à rire de son air faux et moqueur.

Balsamo garda le silence, tout en amassant des forces contre l’orage qui se préparait et qu’il sentait venir.

– Et où en sont ces affaires? Voyons! dit le vieillard en se retournant péniblement sur son fauteuil et en attachant ses grands yeux gris sur son élève.

Balsamo sentit pénétrer en lui ce regard comme un rayon lumineux.

– Où j’en suis? demanda-t-il.

– Oui.

– J’ai lancé la première pierre, l’eau est troublée.

– Et quel limon as-tu remué? Parle, voyons.

– Le bon, le limon philosophique.

– Ah! oui, tu vas mettre en jeu tes utopies, tes rêves creux, tes brouillards: des drôles qui discutent sur l’existence ou la non-existence de Dieu, au lieu d’essayer comme moi de se faire dieux eux-mêmes. Et quels sont ces fameux philosophes auxquels tu te relies? Voyons.

– J’ai déjà le plus grand poète et le plus grand athée de l’époque; un de ces jours, il doit rentrer en France, d’où il est à peu près exilé, pour se faire recevoir maçon, à la loge que j’organise rue du Pot-de-Fer, dans l’ancienne maison des jésuites.

– Et tu l’appelles?

– Voltaire.

– Je ne le connais pas; après, qui as-tu encore?

– On doit m’aboucher prochainement avec le plus grand remueur d’idées du siècle, avec un homme qui a fait le Contrat social.

– Et tu l’appelles?

– Rousseau.

– Je ne le connais pas.

– Je le crois bien, vous ne connaissez, vous qu’Alphonse X, Raymond Lulle, Pierre de Tolède, et le grand Albert.

– C’est que ce sont les seuls hommes qui aient réellement vécu, puisque ce sont les seuls qui ont agité, toute leur vie, cette grande question d’être ou de ne pas être.

– Il y a deux façons de vivre, maître.

– Je n’en connais qu’une, moi: c’est d’exister; mais revenons à tes deux philosophes. Tu les appelles, dis-tu?

– Voltaire, Rousseau.

– Bon! je me rappellerai ces noms-là; et tu prétends, grâce à ces deux hommes…?

– M’emparer du présent et saper l’avenir.

– Oh! oh! ils sont donc bien bêtes, dans ce pays-ci, qu’ils se laissent mener avec des idées?

– Au contraire, c’est parce qu’ils ont trop d’esprit que les idées ont plus d’influence sur eux que les faits. Et puis j’ai un auxiliaire plus puissant que tous les philosophes de la terre.

– Lequel?

– L’ennui… Il y a quelque seize cents ans que la monarchie dure en France, et les Français sont las de la monarchie.

– De sorte qu’ils vont renverser la monarchie?

– Oui.

– Tu crois cela?

– Sans doute.

– Et tu pousses, tu pousses?

– De toutes mes forces.

– Imbécile!

– Comment?

– Que t’en reviendra-t-il, à toi, du renversement de cette monarchie?

– À moi, rien; mais à tous, le bonheur.

– Voyons, aujourd’hui, je suis content, et je veux bien perdre mon temps à te suivre. Explique-moi d’abord comment tu arriveras au bonheur, et ensuite ce que c’est que le bonheur.

– Comment j’arriverai?

– Oui, au bonheur de tous, ou au renversement de la monarchie, ce qui est pour toi l’équivalent du bonheur général. J’écoute.

– Eh bien! un ministère existe en ce moment, qui est le dernier rempart qui défende la monarchie; c’est un ministère intelligent, industrieux et brave qui pourrait soutenir vingt ans encore, peut-être, cette monarchie usée et chancelante; ils m’aideront à le renverser.

– Qui cela? Tes philosophes?

– Non pas: les philosophes le soutiennent au contraire.

– Comment! tes philosophes soutiennent un ministère qui soutient la monarchie, eux qui sont les ennemis de la monarchie? Oh! les grands imbéciles que les philosophes!

– C’est que le ministre est un philosophe lui-même.

– Ah! je comprends, et qu’ils gouvernent dans la personne de ce ministre. Je me trompe alors, ce ne sont pas des imbéciles, ce sont des égoïstes.

– Je ne veux pas discuter sur ce qu’ils sont, dit Balsamo, que l’impatience commençait à gagner, je n’en sais rien; mais ce que je sais, c’est que, ce ministère renversé, tous crieront haro sur le ministère suivant.

– Bien!

– Ce ministère aura contre lui d’abord les philosophes, puis le Parlement. Les philosophes crieront, le Parlement criera, le ministère persécutera les philosophes et cassera le Parlement. Alors, dans l’intelligence et dans la matière s’organisera une ligue sourde, une opposition entêtée, tenace, incessante, qui attaquera tout, à toute heure creusera, minera, ébranlera. À la place des Parlements, on nommera des juges; ces juges nommés par la royauté feront tout pour la royauté. On les accusera, et à raison, de vénalité, de concussion, d’injustice. Le peuple se soulèvera, et enfin la royauté aura contre elle la philosophie qui est l’intelligence, les Parlements qui sont la bourgeoisie, et le peuple qui est le peuple, c’est-à-dire ce levier que cherchait Archimède et avec lequel on soulève le monde.

– Eh bien, quand tu auras soulevé le monde, il faudra bien que tu le laisses retomber.

– Oui, mais, en retombant, la royauté se brisera.

– Et, quand elle sera brisée, voyons, je veux bien suivre tes images fausses, parler ta langue emphatique, quand elle sera brisée, la royauté vermoulue, que sortira-t-il de ses ruines?

– La liberté.

– Ah! les Français seront donc libres?

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