En effet, le boulevard, de ce côté, ne conduisait à rien qu’à la Bastille. On n’y voyait pas dix maisons en l’espace d’un quart de lieue: aussi l’édilité n’ayant pas jugé à propos d’éclairer ce rien, ce vide, ce néant, passé huit heures l’été et quatre heures l’hiver, c’était le chaos, plus les voleurs.
Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures, que rentra un carrosse rapide, trois quarts d’heure environ après la visite de Saint-Denis.
Les armes du comte de Fœnix décoraient les panneaux de ce carrosse.
Quant au comte, il précédait le carrosse à vingt pas, monté sur Djérid, qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque du pavé poudreux.
Dans le carrosse aux rideaux fermés reposait Lorenza, endormie sur des coussins.
La porte s’ouvrit comme par enchantement devant le bruit des roues, et le carrosse, après s’être engouffré dans les noires profondeurs de la rue Saint Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de décrire.
La porte se referma derrière lui.
Il n’était certes pas besoin cependant d’un si grand mystère: personne n’était là pour voir rentrer le comte de Fœnix ou pour le gêner en quelque chose que ce fût, eût-il rapporté de Saint-Denis le trésor abbatial dans les coffres de sa voiture.
Maintenant, quelques mots sur l’intérieur de cette maison, qu’il est important pour nous de faire connaître à nos lecteurs, notre intention étant de les y ramener plus d’une fois.
Dans cette cour dont nous parlions et dont l’herbe vivace, jouant comme une mine continue, essayait, par un travail incessant, de disjoindre les pavés, on voyait à droite les écuries, à gauche les remises, et au fond un perron conduisant vers une porte à laquelle on montait indifféremment, d’un côté ou de l’autre, par un double escalier de douze marches.
Par le bas, l’hôtel, du moins ce qui en était accessible, se composait d’une immense antichambre, d’une salle à manger remarquable par un grand luxe d’argenterie entassée dans des dressoirs, et enfin d’un salon qui paraissait meublé tout récemment, exprès peut-être pour recevoir ses nouveaux locataires.
En sortant de ce salon et en rentrant dans l’antichambre, on se trouvait en face d’un grand escalier conduisant au premier étage. Ce premier étage se composait de trois chambres de maître.
Mais un géomètre habile, en mesurant de l’œil la circonférence de l’hôtel et en calculant le diamètre, aurait pu s’étonner de trouver si peu de logement dans une pareille étendue.
C’est que, dans cette première maison apparente, il existait une seconde maison cachée, et connue seulement de celui qui l’habitait.
En effet, dans l’antichambre, à côté d’une statue du dieu Harpocrate qui, les doigts sur les lèvres, semblait recommander le silence dont il est l’emblème, jouait, mise en mouvement par un ressort, une petite porte perdue dans les ornements d’architecture. Cette porte donnait accès à un escalier pris dans un corridor et de la largeur de ce corridor qui, à la hauteur de l’autre premier étage à peu près, conduisait à une petite chambre prenant son jour par deux fenêtres grillées, donnant sur une cour intérieure.
Cette cour intérieure était la boîte qui renfermait et cachait à tous les yeux la seconde maison.
La chambre à laquelle conduisait cet escalier était évidemment une chambre d’homme. Les descentes de lit et les tapis placés devant les fauteuils et les canapés étaient des plus magnifiques fourrures que fournissent l’Afrique et l’Inde. C’étaient des peaux de lion, de tigre et de panthère, aux yeux étincelants et aux dents encore menaçantes; les murailles, tendues en cuir de Cordoue, du dessin le plus large et le plus harmonieux, étaient décorées d’armes de toute espèce, depuis le tomahawk du Huron jusqu’au criss du Malais, depuis l’épée en croix des anciens chevaliers jusqu’au cangiar de l’Arabe, depuis l’arquebuse incrustée d’ivoire du XVIe jusqu’au fusil damasquiné d’or du XVIIIe.
On eût inutilement cherché à cette chambre une issue autre que celle de l’escalier; peut-être y en avait-il une ou plusieurs, mais inconnues, mais invisibles.
Un domestique allemand, de vingt-cinq à trente ans, le seul qu’on eût vu depuis plusieurs jours errer dans la vaste maison, referma au verrou la porte cochère, et, ouvrant la porte de la voiture pendant que le cocher impassible dételait déjà les chevaux, il tira du carrosse Lorenza endormie et la porta entre ses bras jusqu’à l’antichambre; là, il la déposa sur une table couverte d’un tapis rouge et abaissa sur ses pieds, avec discrétion, le long voile blanc qui enveloppait la jeune femme.
Puis il sortit pour aller allumer aux lanternes de la voiture un chandelier à sept branches qu’il rapporta tout enflammé.
Mais, pendant cet intervalle, si court qu’il eût été, Lorenza avait disparu.
En effet, derrière le valet de chambre, le comte de Fœnix était entré; il avait pris Lorenza entre ses bras à son tour; il l’avait portée par la porte dérobée et par l’escalier secret dans la chambre des armes, après avoir avec soin refermé les deux portes derrière lui.
Une fois là, du bout du pied, il pressa un ressort placé dans l’angle de la cheminée à haut manteau. Aussitôt une porte, qui n’était autre que la plaque de cette cheminée, roula sur deux gonds silencieux, et le comte, passant sous le chambranle, disparut, refermant avec le pied, comme il l’avait ouverte, cette porte mystérieuse.
De l’autre côté de la cheminée, il avait trouvé un second escalier, et, après avoir monté quinze marches tapissées de velours d’Utrecht, il avait atteint le seuil d’une chambre élégamment tendue de satin broché de fleurs aux couleurs si vives et aux formes si bien dessinées, qu’on eût pu les prendre pour des fleurs naturelles.
Le meuble pareil était de bois doré; deux grandes armoires d’écaille incrustées de cuivre, un clavecin et une toilette en bois de rose, un beau lit tout diapré, des porcelaines de Sèvres, composaient la partie indispensable du mobilier; des chaises, des fauteuils et des sofas, disposés avec symétrie, dans un espace de trente pieds carrés, ornaient le reste de l’appartement, qui, au reste, ne se composait que d’un cabinet de toilette et d’un boudoir attenant à la chambre.
Deux fenêtres masquées par d’épais rideaux donnaient le jour à cette chambre; mais, comme il faisait nuit à cette heure, les rideaux n’avaient rien à cacher.
Le boudoir et le cabinet de toilette n’avaient aucune ouverture. Des lampes consumant une huile parfumée les éclairaient le jour comme la nuit, et, s’enlevant à travers le plafond, étaient entretenues par des mains invisibles.
Dans cette chambre, pas un bruit, pas un souffle; on eût dit être à cent lieues du monde. Seulement, l’or y brillait de tous côtés, de belles peintures souriaient sur les murailles, et de longs cristaux de Bohême, aux facettes chatoyantes, s’illuminaient comme des yeux ardents, lorsque, après avoir déposé Lorenza sur un sofa, le comte, mal satisfait de la lumière tremblante du boudoir, fit jaillir le feu de cet étui d’argent qui avait tant préoccupé Gilbert, et alluma sur la cheminée deux candélabres chargés de bougies roses.