– Oh! voilà, voilà ce que je cherche justement, dit Lorenza. Oui, c’est la maison de Dieu, car dans la maison de Dieu seulement je puis vivre en repos.
– Mais Dieu n’admet pas les vengeances; comment voulez-vous que nous vous vengions de votre ennemi? Adressez-vous aux magistrats.
– Les magistrats ne peuvent rien, Madame, contre celui que je redoute.
– Qu’est-il donc? fit la supérieure avec un secret et involontaire effroi.
Lorenza se rapprocha de la princesse sous l’empire d’une mystérieuse exaltation.
– Ce qu’il est, Madame? dit-elle. C’est, j’en suis certaine, un de ces démons qui font la guerre aux hommes, et que Satan, leur prince, a doués d’une puissance surhumaine.
– Que me dites-vous là? fit la princesse en regardant cette femme pour bien s’assurer qu’elle n’était pas folle.
– Et moi, moi! oh! malheureuse que je suis! s’écria Lorenza en tordant ses beaux bras, qui semblaient moulés sur ceux d’une statue antique; moi, je me suis trouvée sur le chemin de cet homme! et moi, moi, je suis…
– Achevez.
Lorenza se rapprocha encore de la princesse; puis, tout bas, et comme épouvantée elle-même de ce qu’elle allait dire:
– Moi, je suis possédée! murmura-t-elle.
– Possédée! s’écria la princesse; voyons, madame, dites, êtes-vous dans votre bon sens, et ne seriez-vous point…?
– Folle, n’est-ce pas? c’est ce que vous voulez dire. Non, je ne suis pas folle, mais je pourrais bien le devenir si vous m’abandonnez.
– Possédée! répéta la princesse.
– Hélas! hélas!
– Mais, permettez-moi de vous le dire, je vous vois en toutes choses semblable aux autres créatures les plus favorisées de Dieu; vous paraissez riche, vous êtes belle, vous vous exprimez raisonnablement, votre visage ne porte aucune trace de cette terrible et mystérieuse maladie qu’on appelle la possession.
– Madame, c’est dans ma vie, c’est dans les aventures de cette vie que réside le secret sinistre que je voudrais me cacher à moi-même.
– Expliquez-vous, voyons. Suis-je donc la première à qui vous parlez de votre malheur? Vos parents, vos amis?
– Mes parents! s’écria la jeune femme en croisant les mains avec douleur; pauvres parents! les reverrai-je jamais? Des amis, ajouta-t-elle avec amertume, hélas! Madame, est-ce que j’ai des amis!
– Voyons, procédons par ordre, mon enfant, dit Madame Louise essayant de tracer un chemin aux paroles de l’étrangère. Quels sont vos parents, et comment les avez-vous quittés?
– Madame, je suis romaine, et j’habitais Rome avec eux. Mon père est de vieille noblesse; mais, comme tous les patriciens de Rome, il est pauvre. J’ai de plus ma mère et un frère aîné. En France, m’a-t-on dit, lorsqu’une famille aristocratique comme l’est la mienne a un fils et une fille, on sacrifie la dot de la fille pour acheter l’épée du fils. Chez nous, on sacrifie la fille pour pousser le fils dans les ordres. Or, je n’ai, moi, reçu aucune éducation, parce qu’il fallait faire l’éducation de mon frère, qui étudie, comme disait naïvement ma mère, afin de devenir cardinal.
– Après?
– Il en résulte, Madame, que mes parents s’imposèrent tous les sacrifices qu’il était en leur pouvoir de s’imposer pour aider mon frère, et que l’on résolut de me faire prendre le voile chez les carmélites de Subiaco.
– Et vous, que disiez-vous?
– Rien, Madame. Dès ma jeunesse, on m’avait présenté cet avenir comme une nécessité. Je n’avais ni force ni volonté. On ne me consultait pas, d’ailleurs, on ordonnait, et je n’avais pas autre chose à faire que d’obéir.
– Cependant…
– Madame, nous n’avons, nous autres filles romaines, que désirs et impuissance. Nous aimons le monde comme les damnés aiment le paradis, sans le connaître. D’ailleurs, j’étais entourée d’exemples qui m’eussent condamnée si l’idée m’était venue de résister, mais elle ne me vint pas. Toutes les amies que j’avais connues et qui, comme moi, avaient des frères, avaient payé leur dette à l’illustration de la famille. J’aurais été mal fondée à me plaindre; on ne me demandait rien qui sortît des habitudes générales. Ma mère me caressa un peu plus seulement, quand le jour s’approcha pour moi de la quitter.
«Enfin le jour où je devais commencer mon noviciat arriva, mon père réunit cinq cents écus romains destinés à payer ma dot au couvent, et nous partîmes pour Subiaco.
«Il y a huit à neuf lieues de Rome à Subiaco; mais les chemins de la montagne sont si mauvais, que, cinq heures après notre départ, nous n’avions fait encore que trois lieues. Cependant le voyage, tout fatigant qu’il était en réalité, me plaisait. Je lui souriais comme à mon dernier bonheur, et tout le long du chemin je disais tout bas adieu aux arbres, aux buissons, aux pierres, aux herbes desséchées même. Qui savait si là-bas, au couvent, il y avait de l’herbe, des pierres, des buissons et des arbres!
«Tout à coup, au milieu de mes rêves, et comme nous passions entre un petit bois et une masse de rochers crevassés, la voiture s’arrêta, j’entendis ma mère pousser un cri, mon père fit un mouvement pour saisir des pistolets. Mes yeux et mon esprit retombèrent du ciel sur la terre; nous étions arrêtés par des bandits.
– Pauvre enfant! dit Madame Louise, qui prenait de plus en plus intérêt à ce récit.
– Eh bien, vous le dirai-je, Madame? je ne fus pas fort effrayée, car ces hommes nous arrêtaient pour notre argent, et l’argent qu’ils allaient nous prendre était destiné à payer ma dot au couvent. S’il n’y avait plus de dot, mon entrée au couvent était retardée pour tout le temps qu’il faudrait à mon père pour en trouver une autre, et je savais la peine et le temps que ces cinq cents écus avaient coûté à réunir.
«Mais quand, après ce premier butin partagé, au lieu de nous laisser continuer notre route, les bandits s’élancèrent sur moi, quand je vis les efforts de mon père pour me défendre, quand je vis les larmes de ma mère pour les supplier, je compris qu’un grand malheur, qu’un malheur inconnu me menaçait, et je me mis à crier miséricorde, par ce sentiment naturel qui vous porte à appeler au secours; car je savais bien que j’appelais inutilement, et que dans ce lieu sauvage personne ne m’entendrait.
«Aussi, sans s’inquiéter de mes cris, des larmes de ma mère, des efforts de mon père, les bandits me lièrent les mains derrière le dos, et, me brûlant de leurs regards hideux que je compris alors tant la terreur me faisait clairvoyante, ils se mirent, avec des dés qu’ils tirèrent de leur poche, à jouer sur le mouchoir de l’un d’eux.
«Ce qui m’effraya le plus, c’est qu’il n’y avait point d’enjeu sur l’ignoble tapis.
«Pendant le temps que les dés passèrent de main en main, je frissonnai; car je compris que j’étais la chose qu’ils jouaient.