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Tous éclatèrent de rire. C’est tout ce que Kouratof désirait, il fallait qu’il fît le bouffon. On en revint bientôt aux conversations sérieuses, surtout les vieillards et les connaisseurs en évasions. Les autres forçats plus jeunes, ou plus calmes de caractère, écoutaient tout réjouis, la tête tendue; une grande foule s’était rassemblée à la cuisine. Il n’y avait naturellement pas de sous-officiers, sans quoi l’on n’aurait point parlé devant eux à cœur ouvert. Parmi les plus joyeux je remarquai un Tartare de petite taille, aux pommettes saillantes, et dont la figure était très-comique. Il s’appelait Mametka, ne parlait presque pas le russe et ne comprenait guère ce que les autres disaient, mais il allongeait tout de même la tête dans la foule, et écoutait, écoutait avec béatitude.

– Eh bien! Mametka, iakchi.

– Iakchi, oukh iakchi! marmottait Mametka, en secouant sa tête grotesque. – Iakchi.

– On ne les attrapera pas? Iok.

– Ioi, iok! Et Mametka branlait et hochait la tête, en brandissant les bras.

– Tu as donc menti, et moi je n’ai pas compris, hein?

– C’est ça, c’est ça, iakchi! répondait Mametka.

– Allons, bon, iakch, aussi.

Skouratof lui donna une chiquenaude qui lui enfonça son bonnet jusque sur les yeux, et sortit de très-bonne humeur, laissant Mametka abasourdi.

Pendant une semaine entière, la discipline fut extrêmement sévère dans la maison de force; on se livrait à des battues minutieuses dans les environs. Je ne sais comment cela se faisait, mais les détenus étaient toujours au courant des dispositions que prenait l’administration pour retrouver les fugitifs. Les premiers jours, les nouvelles leur étaient très-favorables: ils avaient disparu sans laisser de traces. Nos forçats ne faisaient que se moquer des chefs, et n’avaient plus aucune inquiétude sur le sort de leurs camarades. «On ne trouvera rien, vous verrez qu’on ne les pincera pas», disaient-ils avec satisfaction.

On savait que tous les paysans des environs étaient sur pied et qu’ils surveillaient les endroits suspects, comme les forêts et les ravins.

– Des bêtises! ricanaient les nôtres, pour sûr ils sont cachés chez un homme à eux.

– Pour sûr! – ce sont des gaillards qui ne se hasardent pas sans avoir tout préparé à l’avance.

Les suppositions allèrent plus loin; on disait qu’ils étaient peut-être encore cachés dans le faubourg, dans une cave, en attendant que la panique eût cessé et que leurs cheveux eussent repoussé. Ils y resteraient peut-être six mois, et alors ils s’en iraient tout tranquillement plus loin…

Bref, tous les détenus étaient d’humeur romanesque et fantastique. Tout à coup, huit jours après l’évasion, le bruit se répandit qu’on avait trouvé la piste. Ce bruit fut naturellement démenti avec mépris, mais vers le soir il prit de la consistance. Les forçats s’émurent. Le lendemain matin, on disait déjà en ville qu’on avait arrêté les fugitifs et qu’on les ramenait. Après le dîner, on eut de nouveaux détails: ils avaient été arrêtés à soixante-dix verstes de la ville, dans un hameau. Enfin on reçut une nouvelle authentique. Le sergent-major, qui revenait de chez le major, assura qu’ils seraient amenés au corps de garde le soir même. Ils étaient pris, il n’y avait plus à en douter. Il est difficile de rendre l’impression que fit cette annonce sur les forçats; ils s’exaspérèrent tout d’abord, puis se découragèrent. Bientôt je remarquai chez eux une tendance à la moquerie. Ils bafouèrent, non plus l’administration, mais les fugitifs maladroits. Ce fut d’abord le petit nombre, puis tous firent chorus, sauf quelques forçats graves et indépendants, que des moqueries ne pouvaient émouvoir. Ceux-là regardèrent avec mépris les masses étourdies et gardèrent le silence.

Autant on avait glorifié auparavant Koulikof et A-f, autant on les dénigra ensuite. On les dénigrait même avec plaisir, comme s’ils avaient offensé leurs camarades en se laissant prendre. On disait avec dédain qu’ils avaient eu probablement très-faim, et que ne pouvant supporter leurs souffrances, ils étaient venus dans un hameau demander du pain aux paysans, ce qui est le dernier abaissement pour un vagabond. Ces récits étaient faux, car on avait suivi les fugitifs à la piste; quand ils étaient entrés sous bois, on avait fait cerner la forêt dans laquelle ils se trouvaient. Voyant qu’il n’y avait plus moyen de se sauver, ils se rendirent. Ils n’avaient rien d’autre à faire.

On les amena le soir, pieds et poings liés, escortés de gendarmes; tous les forçats se jetèrent sur la palissade pour voir ce qu’on leur ferait. Ils ne virent que les équipages du major et du commandant qui attendaient devant le corps de garde. On mit les évadés au secret, après les avoir referrés; le lendemain ils passèrent en jugement. Les moqueries et le mépris des détenus pour leurs camarades cessèrent d’eux-mêmes, quand on sut les détails: on apprit alors qu’ils avaient été obligés de se rendre, parce qu’ils étaient cernés de tous côtés; tout le monde s’intéressa cordialement au cours de l’affaire.

– On leur en donnera au moins un millier.

– Oh! oh! ils les fouetteront à mort. A-f peut-être ne recevra que mille baguettes, mais l’autre, on le tuera pour sûr, parce que, vois-tu, il est de la section particulière.

Les forçats se trompaient. A-f fut condamné à cinq cents coups de baguettes; sa conduite antérieure lui valut les circonstances atténuantes, et puis, c’était son premier délit. Koulikof reçut, je crois, mille cinq cents coups. Comme on voit, la punition fut assez bénigne. En gens de bon sens, ils n’impliquèrent personne dans leur affaire et déclarèrent nettement qu’ils s’étaient enfuis de la forteresse sans entrer nulle part. J’avais surtout pitié de Koulikof: il avait perdu sa dernière espérance, sans compter les deux mille verges qu’il reçut. On l’envoya plus tard dans une autre maison de force. A-f fut à peine châtié; on l’épargna, grâce aux médecins. Mais une fois à l’hôpital, il fit le fanfaron et déclara que maintenant il ne reculerait devant rien et ferait encore parler de lui. Koulikof resta le même homme, convenable et posé; une fois de retour à la maison de force, après son châtiment, il eut l’air de ne l’avoir jamais quittée. Mais les forçats ne le regardaient plus du même œil: bien qu’il n’eût pas changé, ils avaient cessé de l’estimer dans leur for intérieur, ils le traitèrent désormais de pair à compagnon.

Depuis cette tentative d’évasion, l’étoile de Koulikof pâlit sensiblement. Le succès signifie tout dans ce monde…

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