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L’agitation n’était pas moindre dans notre maison de force; à mesure que les détenus revenaient du travail, ils apprenaient la grande nouvelle, qui courait de bouche en bouche; chacun l’accueillait avec une joie cachée et profonde. Le cœur des forçats bondissait d’émotion… Outre que cela rompait la monotonie de la maison de force et les divertissait, c’était une évasion, une évasion qui trouvait un écho sympathique dans toutes les âmes et faisait vibrer des cordes depuis longtemps assoupies; une sorte d’espérance, d’audace, remuait tous ces cœurs, en leur faisant croire à la possibilité de changer leur sort, «Eh bien! ils se sont enfuis tout de même! Pourquoi donc nous, ne…» Et chacun, à cette pensée, se redressait et regardait ses camarades d’un air provocateur. Tous les forçats prirent un air hautain et dévisagèrent les sous-officiers du haut de leur grandeur. Comme on peut penser, nos chefs accoururent. Le commandant lui-même arriva. Les nôtres regardaient tout le monde avec hardiesse, avec une nuance de mépris et de gravité sévère: «Hein? nous savons nous tirer d’affaire, quand nous le voulons?» Tout le monde s’attendait à une visite générale des chefs; on savait d’avance qu’on procéderait à une enquête et qu’on ferait des perquisitions; aussi avait-on tout caché, car on n’ignorait pas que notre administration avait de l’esprit après coup. Ces prévisions furent justifiées: il y eut un grand remue-ménage; on mit tout sens dessus dessous, on fouilla partout – et comme de juste, on ne trouva rien.

Quand vint l’heure des travaux de l’après-dînée, on nous y conduisit sous double escorte. Le soir, les officiers et sous-officiers de garde venaient à chaque instant nous surprendre: on nous compta une fois de plus qu’à l’ordinaire; on se trompa aussi deux fois de plus qu’à l’ordinaire, ce qui causa un nouveau désordre; on nous chassa dans la cour, pour nous recompter de nouveau. Puis, une fois encore, on nous vérifia dans les casernes.

Les forçats ne s’inquiétaient guère de ce remue-ménage. Ils se donnaient des airs indépendants, et comme toujours en pareil cas, ils se conduisirent très-convenablement toute la soirée. «On ne pourra pas nous chercher chicane du moins.» L’administration se demandait s’il n’y avait pas parmi nous des complices des évadés, elle ordonna de nous surveiller et d’espionner nos conversations, mais sans résultat. – «Pas si bête que de laisser derrière soi des complices!» – «On cache son jeu quand on tente un pareil coup!» – «Koulikof et A-f sont des gaillards assez rusés pour avoir su cacher leur piste. Ils ont fait ça en vrais maîtres, sans que personne s’en doute. Ils se sont évaporés, les coquins; ils passeraient à travers des portes fermées!» En un mot, la gloire de Koulikof et de A-f avait grandi de cent coudées. Tous étaient fiers d’eux. On sentait que leur exploit serait transmis à la plus lointaine postérité, qu’il survivrait à la maison de force.

– De crânes gaillards! disaient les uns.

– Eh bien! on croyait qu’on ne pouvait pas s’enfuir… ils se sont pourtant évadés! ajoutaient les autres.

– Oui! faisait un troisième en regardant ses camarades avec condescendance. – Mais qui s’est évadé?… Êtes-vous seulement dignes de dénouer les cordons de leurs souliers?

En toute autre occasion, le forçat interpellé de cette façon aurait répondu au défi et défendu son honneur, mais il garda un silence modeste. «C’est vrai! tout le monde n’est pas Koulikof et A-f; il faut faire ses preuves d’abord…»

– Au fond, camarades, pourquoi restons-nous ici? interrompit brusquement un détenu, assis auprès de la fenêtre de la cuisine; sa voix était traînante, mais secrètement satisfaite, il se frottait la joue de la paume de la main. -Que faisons-nous ici? Nous vivons sans vivre, nous sommes morts sans mourir. Eeeh!

– Parbleu, on ne quitte pas la maison de force comme une vieille botte… Elle vous tient aux jambes. Qu’as-tu à soupirer?

– Mais, tiens, Koulikof, par exemple… commença un des plus ardents, un jeune blanc-bec.

– Koulikof? riposta un autre, en regardant de travers le blanc-bec; – Koulikof!… Les Koulikof, on ne les fait pas à la douzaine!

– Et A-f! camarades, quel gaillard!

– Eh! eh! il roulera Koulikof quand et tant qu’il voudra. C’est un fin matois.

– Sont-ils loin? voilà ce que j’aimerais savoir…

Et les conversations s’engageaient: – Sont-ils déjà à une grande distance de la ville? de quel côté se sont-ils enfuis? de quel côté ont-ils plus de chance? quel est le canton le plus proche? Comme il y avait des forçats qui connaissaient les environs, on les écouta avec curiosité.

Quand on vint à parler des habitants des villages voisins, on décida qu’ils ne valaient pas le diable. Près de la ville, c’étaient tous des gens qui savaient ce qu’ils avaient à faire; pour rien au monde, ils n’aideraient les fugitifs; au contraire, ils les traqueraient pour les livrer.

– Si vous saviez quels méchants paysans! Oh! quelles vilaines bêtes!

– Des paysans de rien.

– Le Sibérien est mauvais comme tout. Il vous tue un homme pour rien.

– Oh! les nôtres…

– Bien entendu, c’est à savoir qui sera le plus fort. Les nôtres ne craignent rien.

– En tout cas, si nous ne crevons pas, nous entendrons parler d’eux.

– Crois-tu par hasard qu’on les pincera?

– Je suis sûr qu’on ne les attrapera jamais! riposte un des plus excités, en donnant un grand coup de poing sur la table.

– Hum! c’est suivant comme ça tournera.

– Eh bien! camarades, dit Skouratof- si je m’évadais, de ma vie on ne me pincerait!

– Toi?

Et tout le monde part d’un éclat de rire; d’autres font semblant de ne pas même vouloir l’écouter. Mais Skouratof est en train.

– De ma vie on ne me pincerait – fait-il avec énergie. Camarades, je me le dis souvent, et ça m’étonne même. Je passerais par un trou de serrure plutôt que de me laisser pincer.

– N’aie pas peur, quand la faim te talonnerait, tu irais bel et bien demander du pain à un paysan!

Nouveaux éclats de rire.

– Du pain? menteur!

– Qu’as-tu donc à blaguer? Vous avez tué, ton oncle Vacia et toi, la mort bovine [40], c’est pour ça qu’on vous a déportés.

Les rires redoublèrent. Les forçats sérieux avaient l’air indignés.

– Menteur! cria Skouratof – c’est Mikitka qui vous a raconté cela; il ne s’agissait pas de moi, mais de l’oncle Vacia, et vous m’avez confondu avec lui. Je suis Moscovite, et vagabond dès ma plus tendre enfance. Tenez, quand le chantre m’apprenait à lire la liturgie, il me pinçait l’oreille en me disant: Répète: «Aie pitié de moi, Seigneur, par ta grande bonté», etc. Et je répétais avec lui: «On m’a emmené à la police par ta grande bonté», etc. Voilà ce que j’ai fait depuis ma plus tendre enfance.

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[40] C’est-à-dire qu’ils ont tué un paysan ou une femme, qu’ils soupçonnaient de jeter un sort sur le bétail. Nous avions dans notre maison de force un meurtrier de cette catégorie. (Note de Dostoïevski.)

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