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La semaine sainte arriva. L’administration nous délivra un œuf de Pâques et un morceau de pain de farine de froment.

La ville nous combla d’aumônes. Comme à Noël, visite du prêtre avec la croix, visite des chefs, les choux gras, et aussi l’enivrement et la flânerie générale, avec cette seule différence que l’on pouvait déjà se promener dans la cour et se chauffer au soleil. Tout semblait plus clair, plus large qu’en hiver, mais plus triste aussi. Le long jour d’été sans fin paraissait plus particulièrement insupportable les jours de fête. Les jours ouvriers, au moins, la fatigue le rendait plus court. Les travaux d’été étaient sans comparaison beaucoup plus pénibles que les travaux d’hiver; on s’occupait surtout des constructions ordonnées par les ingénieurs. Les forçats bâtissaient, creusaient la terre, posaient des briques, ou bien vaquaient aux réparations des bâtiments de l’État, en ce qui concernait les ouvrages de serrurerie, menuiserie et peinture. D’autres allaient à la briqueterie cuire des briques, ce que nous regardions comme la corvée la plus pénible; cette fabrique se trouvait à quatre verstes environ de la forteresse; pendant tout l’été on y envoyait chaque matin à six heures une bande de forçats, au nombre de cinquante. On choisissait de préférence les ouvriers qui ne connaissaient aucun métier et qui n’appartenaient à aucun atelier. Ils prenaient avec eux leur pain de la journée; à cause de la grande distance, ils ne pouvaient revenir dîner en même temps que les autres, ni faire huit verstes inutiles; ils mangeaient le soir, quand ils rentraient à la maison de force. On leur donnait des tâches pour toute la journée, mais si considérables que c’était à peine si un homme pouvait en venir à bout. Il fallait d’abord bêcher et emporter l’argile, l’humecter et la piétiner soi-même dans la fosse, et enfin faire une quantité respectable de briques, deux cents, voire même deux cent cinquante. Je n’ai été que deux fois à la briqueterie. Les forçats envoyés à ce travail revenaient le soir harassés, et ne cessaient de reprocher aux autres de leur laisser le travail le plus pénible. Je crois que ces reproches leur étaient un plaisir, une consolation. Quelques-uns avaient du goût pour cette corvée, d’abord parce qu’il fallait aller hors de la ville, au bord de l’Irtych, dans un endroit découvert, commode; les alentours étaient plus agréables à voir que ces affreux bâtiments de l’État. On pouvait y fumer en toute liberté, rester même couché une demi-heure avec la plus grande satisfaction!

Quant à moi, j’allais ou travailler dans un atelier, ou concasser de l’albâtre, ou porter les briques que l’on employait pour les constructions. Cette dernière besogne m’échut pendant deux mois de suite. Je devais transporter ma charge de briques des bords de l’Irtych à une distance de cent quarante mètres environ, et traverser le fossé de la forteresse avant d’arriver à la caserne que l’on construisait. Ce travail me convenait fort, bien que la corde avec laquelle je portais mes briques me sciât les épaules; ce qui me plaisait surtout, c’est que mes forces se développaient sensiblement. Tout d’abord je ne pouvais porter que huit briques à la fois; chacune d’elles pesait environ douze livres, J’arrivai à en porter douze et même quinze, ce qui me réjouit beaucoup. Il ne me fallait pas moins de force physique que de force morale pour supporter toutes les incommodités de cette vie maudite.

Et je voulais vivre encore, après ma sortie du bagne!

Je trouvais du plaisir à porter des briques, non-seulement parce que ce travail fortifiait mon corps, mais parce que nous étions toujours au bord du l’Irtych. Je parle souvent de cet endroit; c’était le seul d’où l’on vit le monde du bon Dieu, le lointain pur et clair, les libres steppes désertes, dont la nudité produisait toujours sur moi une impression étrange. Tous les autres chantiers étaient dans la forteresse ou aux environs, et cette forteresse, dès les premiers jours, je l’eus en haine, surtout les bâtiments. La maison du major de place me semblait un lieu maudit, repoussant, et je la regardais toujours avec une haine particulière quand je passais devant, tandis que sur la rive, on pouvait au moins s’oublier en regardant cet espace immense et désert, comme un prisonnier s’oublie à regarder le monde libre par la lucarne grillée de sa prison. Tout m’était cher et gracieux dans cet endroit: et le soleil, brillant dans l’infini du ciel bleu, et la chanson lointaine des Kirghiz qui venait de la rive opposée.

Je fixe longtemps la pauvre hutte enfumée d’un baïyouch quelconque; j’examine la fumée bleuâtre qui se déroule dans l’air, la Kirghize qui s’occupe de ses deux moutons… Ce spectacle était sauvage, pauvre, mais libre. Je suis de l’œil le vol d’un oiseau qui file dans l’air transparent et pur; il effleure l’eau, il disparaît dans l’azur, et brusquement il reparaît, grand comme un point minuscule… Même la pauvre fleurette qui dépérit dans une crevasse de la rive et que je trouve au commencement du printemps, attire mon attention en m’attendrissant… La tristesse de cette première année de travaux forcés était intolérable, énervante. Cette angoisse m’empêcha d’abord d’observer les choses qui m’entouraient; je fermais les yeux et je ne voulais pas voir. Entre les hommes corrompus au milieu desquels je vivais, je ne distinguais pas les gens capables de penser et de sentir, malgré leur écorce repoussante. Je ne savais pas non plus entendre et reconnaître une parole affectueuse au milieu des ironies empoisonnées qui pleuvaient, et pourtant cette parole était dite tout simplement sans but caché, elle venait du fond du cœur d’un homme qui avait souffert et supporté plus que moi. Mais à quoi bon m’étendre là-dessus?

La grande fatigue était pour moi une source de satisfaction, car elle me faisait espérer un bon sommeil; pendant l’été, le sommeil était un tourment, plus intolérable que l’infection de l’hiver. Il y avait, à vrai dire, de très-belles soirées. Le soleil qui ne cessait d’inonder pendant la journée la cour de la maison de force finissait par se cacher. L’air devenait plus frais, et la nuit, une nuit de la steppe devenait relativement froide. Les forçats, en attendant qu’on les enfermât dans les casernes, se promenaient par groupes, surtout du côté de la cuisine, car c’était là que se discutaient les questions d’un intérêt général, c’était là que l’on commentait les bruits du dehors, souvent absurdes, mais qui excitaient toujours l’attention de ces hommes retranchés du monde; ainsi, on apprenait brusquement qu’on avait chassé notre major. Les forçats sont aussi crédules que des enfants; ils savent eux-mêmes que cette nouvelle est fausse, invraisemblable, que celui qui l’a apportée est un menteur fieffé, Kvassof; cependant ils s’attachent à ce commérage, le discutent, s’en réjouissent, se consolent, et finalement sont tout honteux de s’être laissé tromper par un Kvassof.

– Et qui le mettra à la porte? crie un forçat, n’aie pas peur! c’est un gaillard, il tiendra bon!

– Mais pourtant il a des supérieurs! réplique un autre, ardent controversiste, et qui a vu du pays.

– Les loups ne se mangent pas entre eux! dit un troisième d’un air morose, comme à part soi: c’est un vieillard grisonnant qui mange sa soupe aux choux aigres dans un coin.

– Crois-tu que ses chefs viendront te demander conseil, pour savoir s’il faut le mettre à la porte ou non? ajoute un quatrième, parfaitement indifférent, en pinçant sa balalaïka.

– Et pourquoi pas? réplique le second avec emportement; si l’on vous interroge, répondez franchement. Mais non, chez nous, on crie tant qu’on veut, et sitôt qu’il faut se mettre résolument à l’œuvre, tout le monde se dédit.

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