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En outre, c’est au printemps, avec le chant de la première alouette, que le vagabondage commence dans toute la Sibérie, dans toute la Russie: les créatures de Dieu s’évadent des prisons et se sauvent dans les forêts. Après la fosse étouffante, les barques, les fers, les verges, ils vagabondent où bon leur semble, à l’aventure, où la vie leur semble plus agréable et plus facile; ils boivent et mangent ce qu’ils trouvent, au petit bonheur, et s’endorment tranquilles la nuit dans la forêt ou dans un champ, sans souci, sans l’angoisse de la prison, comme des oiseaux du bon Dieu, disant bonne nuit aux seules étoiles du ciel, sous l’œil de Dieu. Tout n’est pas rosé: on souffre quelquefois la faim et la fatigue «au service du général Coucou». Souvent ces vagabonds n’ont pas un morceau de pain à se mettre sous la dent pendant des journées entières; il faut se cacher de tout le monde, se terrer comme des marmottes, il faut voler, piller et quelquefois même assassiner. «Le déporté est un enfant, il se jette sur tout ce qu’il voit», dit-on des exilés en Sibérie. Cet adage peut être appliqué dans toute sa force et avec plus de justesse encore aux vagabonds. Ce sont presque tous des bandits et des voleurs, par nécessité plus que par vocation. Les vagabonds endurcis sont nombreux; il y a des forçats qui s’enfuient après avoir purgé leur condamnation, alors qu’ils sont déjà colons. Ils devraient être heureux de leur nouvelle condition, d’avoir leur pain quotidien assuré. Eh bien! non, quelque chose les soulève et les entraîne. Cette vie dans les forêts, misérable et terrible, mais libre, aventureuse, a pour ceux qui l’ont éprouvée un charme séduisant, mystérieux; – parmi ces fuyards, on s’étonne de voir des gens rangés, tranquilles, qui promettaient de devenir des hommes posés, de bons agriculteurs. Un forçat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit, et tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme et enfants, à la stupéfaction de sa famille et de l’arrondissement tout entier. On me montra un jour au bagne un de ces déserteurs du foyer domestique. Il n’avait commis aucun crime, ou du moins on n’avait aucun soupçon sur son compte, mais il avait déserté, déserté toute sa vie. Il avait été à la frontière méridionale de l’Empire, de l’autre côté du Danube, dans la steppe kirghize, dans la Sibérie orientale, au Caucase – en un mot, partout. Qui sait? dans d’autres conditions, cet homme eût été peut-être un Robinson Crusoë, avec sa passion pour les voyages. Je tiens ces détails d’autres forçats, car il n’aimait pas à parler et n’ouvrait la bouche qu’en cas d’absolue nécessité. C’était un tout petit paysan d’une cinquantaine d’années, très-paisible, au visage tranquille et même hébété, d’un calme qui ressemblait à l’idiotisme. Il se plaisait à demeurer assis au soleil et marmottait entre les dents une chanson quelconque, mais si doucement qu’à cinq pas on n’entendait plus rien. Ses traits étaient pour ainsi dire pétrifiés; il mangeait peu, surtout du pain noir; jamais il n’achetait ni pain blanc ni eau-de-vie; je crois même qu’il n’avait jamais eu d’argent, et qu’il n’aurait pas su le compter. Il était indifférent à tout. Il nourrissait quelquefois les chiens de la maison de force de sa propre main, ce que personne ne faisait jamais. (En général le Russe n’aime pas nourrir les chiens.) On disait qu’il avait été marié, deux fois même, qu’il avait quelque part des enfants… Pourquoi l’avait-on envoyé au bagne, je n’en sais rien. Les nôtres croyaient toujours qu’il s’évaderait, mais soit que son heure ne fût pas venue, soit qu’elle fût passée, il subissait sa peine tranquillement. Il n’avait aucunes relations avec l’étrange milieu dans lequel il vivait; il était trop concentré en lui-même pour cela. Il n’eût pas fallu se fier à ce calme apparent; et pourtant qu’aurait-il gagné en s’évadant?

Si l’on compare la vie vagabonde dans les forêts à celle de la maison de force, c’est une félicité paradisiaque. La destinée du vagabond est malheureuse, mais libre du moins. Voilà pourquoi tout prisonnier, en quelque endroit de la Russie qu’il se trouve, devient inquiet avec les premiers rayons souriants du printemps. Tous n’ont pas l’intention de fuir; par crainte des obstacles et du châtiment possible, il n’y a guère qu’un prisonnier sur cent qui s’y décide, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres ne font que rêver où et comment ils pourraient s’enfuir. Avec ce désir, l’idée seule d’une chance quelconque les soulage; ils se rappellent une ancienne évasion. Je ne parle que des forçats déjà condamnés, car ceux qui n’ont pas encore subi leur peine se décident beaucoup plus facilement. Les condamnés ne s’évadent qu’au commencement de leur réclusion. Une fois qu’ils ont passé deux ou trois ans au bagne, ils en tiennent compte, et conviennent qu’il vaut mieux finir légalement son temps et devenir colon, plutôt que de risquer sa perte en cas d’échec, et un échec est toujours possible. Il n’y a guère qu’un forçat sur dix qui réussisse à changer son sort. Ceux-là sont presque toujours les condamnés à une réclusion indéfinie. Quinze, vingt ans semblent une éternité. Enfin, la marque est un grand obstacle aux évasions. Changer son sort est un terme technique. Si l’on surprend un forçat en flagrant délit d’évasion, il répondra à l’interrogatoire qu’on lui fait subir qu’il voulait «changer son sort». Cette expression quelque peu littéraire dépeint parfaitement l’acte qu’elle désigne. Aucun évadé n’espère devenir tout à fait libre, car il sait que c’est presque l’impossible, mais il veut qu’on l’envoie dans un autre établissement, qu’on lui fasse coloniser le pays, qu’on le juge à nouveau pour un crime commis pendant son vagabondage – en un mot, qu’on l’envoie n’importe où, pourvu que ce ne soit pas la maison de force où il a déjà été enfermé, et qui lui est devenue intolérable. Tous ces fuyards, s’ils ne trouvent pas pendant l’été un gîte inespéré où ils puissent passer l’hiver, s’ils ne rencontrent personne qui ait un intérêt quelconque à les cacher, si enfin ils ne se procurent pas, par un assassinat quelquefois, un passe-port qui leur permette de vivre partout sans inquiétude, tous ces fuyards apparaissent en foule pendant l’automne dans les villes et dans les maisons de force; ils avouent leur état de vagabondage et passent l’hiver dans les prisons, avec la secrète espérance de fuir l’été suivant.

Sur moi aussi, le printemps exerça son influence. Je me souviens de l’avidité avec laquelle je regardais l’horizon par les fentes de la palissade; je restais longtemps, la tête collée contre les pieux, à contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir m’en rassasier l’herbe qui verdissait dans le fossé de l’enceinte, le bleu du ciel lointain qui s’épaississait toujours plus. Mon angoisse et ma tristesse s’aggravaient de jour en jour, la maison de force me devenait odieuse. La haine que ma qualité de gentilhomme inspirait aux forçats pendant ces premières années, empoisonnait ma vie tout entière, Je demandais souvent à aller à l’hôpital sans nécessité, simplement pour ne plus être à la maison de force, pour m’affranchir de cette haine obstinée, implacable. «Vous autres nobles, vous êtes des becs de fer, vous nous avez déchirés à coups de bec quand nous étions serfs», nous disaient les forçats. Combien j’enviais les gens du bas peuple qui arrivaient au bagne! Ceux-là, du premier coup, devenaient les camarades de tout le monde. Ainsi le printemps, le fantôme de liberté entrevue, la joie de toute la nature, se traduisaient en moi par un redoublement de tristesse et d’irritation nerveuse. Vers la sixième semaine du grand carême, je dus faire mes dévotions, car les forçats étaient divisés par le sous-officier en sept sections – juste le nombre de semaines du carême – qui devaient faire leurs dévotions à tour de rôle. Chaque section se composait de trente hommes environ. Cette semaine fut pour moi un soulagement; nous allions deux et trois fois par jour à l’église, qui se trouvait non loin du bagne. Depuis longtemps je n’avais pas été à l’église. L’office de carême, que je connaissais très-bien depuis ma tendre enfance, pour l’avoir entendu à la maison paternelle, les prières solennelles, les prosternations – tout cela remuait en moi un passé lointain, très-lointain, réveillait mes plus anciennes impressions; j’étais très-heureux, je m’en souviens, quand le matin nous nous rendions à la maison de Dieu, en marchant sur la terre gelée pendant la nuit, accompagnés d’une escorte de soldats aux fusils chargés; cette escorte n’entrait pas à l’église. Une fois à l’intérieur, nous nous massions près de la porte, si bien que nous n’entendions guère que la voix profonde du diacre; de temps à autre nous apercevions une chasuble noire ou le crâne nu du prêtre. Je me souvenais comment, étant enfant, je regardais le menu peuple qui se pressait à la porte en masse compacte, et qui reculait servilement devant une grosse épaulette, un seigneur ventru, une dame somptueusement habillée, mais très-dévote, pressée de gagner le premier rang et prête à se quereller pour avoir l’honneur d’occuper les premières places. C’était là, à cette entrée de l’église, me semblait-il alors, que l’on priait avec ferveur, avec humilité, en se prosternant jusqu’à terre, avec la pleine conscience de son abaissement. Et maintenant j’étais à la place de ce menu peuple, non, pas même à sa place, car nous étions enchaînés et avilis; on s’écartait de nous, on nous craignait, et on nous faisait l’aumône; je me souviens que je trouvais là une sensation raffinée, un plaisir étrange. «Qu’il en soit ainsi!» pensais-je. Les forçats priaient avec ardeur; ils apportaient tous leur pauvre kopek pour un petit cierge ou pour la collecte en faveur de l’église, «Et moi aussi je suis un homme», se disaient-ils peut-être en déposant leur offrande: «devant Dieu tous sont égaux…» Nous communiâmes après la messe de six heures. Quand le prêtre, le ciboire à la main, récita les paroles: «Aie pitié de moi comme du brigand que tu as sauvé…» – presque tous les forçats se prosternèrent en faisant sonner leurs chaînes, je crois qu’ils prenaient à la lettre ces mots pour eux-mêmes.

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