– Ne jure pas ainsi, c’est un péché. Je te croirai si tu me donnes ta parole…
– Votre Noblesse!
– Eh bien! écoute! je te fais grâce à cause de tes larmes d’orphelin; tu es orphelin, n’est-ce pas?
– Orphelin de père et de mère, Votre Noblesse; je suis seul au monde…
– Eh bien, à cause de tes larmes d’orphelin, j’ai pitié de toi; mais fais attention, c’est la dernière fois… Conduisez-le, ajoutait-il d’une voix si attendrie que le détenu ne savait comment remercier Dieu de lui avoir envoyé un si bon officier instructeur. La terrible procession se mettait en route; le tambour battait un roulement, les premiers soldats brandissaient leurs verges… – «Rossez-le! hurlait alors Jérébiatnikof à gorge déployée; brûlez-le! tapez! tapez dessus! Écorchez-le! Enlevez-lui la peau! Encore, encore, tapez plus fort sur cet orphelin, donnez-lui-en, à ce coquin! plus fort, abîmez-le, abîmez-le!» Les soldats assènent des coups de toutes leurs forces, à tour de bras, sur le dos du malheureux, dont les yeux lancent des étincelles, et qui hurle, tandis que Jérébiatnikof court derrière lui, devant la ligne, en se tenant les côtes de rire; il pouffe, il se pâme et ne peut pas se tenir droit, si bien qu’il fait pitié, ce cher homme. C’est qu’il est heureux; il trouve ça burlesque; de temps à autre on entend son rire formidable, franc et bien timbré; il répète: «Tapez! rossez-le! écorchez-moi ce brigand! abîmez-moi cet orphelin!…»
Il avait encore composé des variations sur ce motif. On amène un détenu pour lui faire subir sa punition; celui-ci se met à supplier le lieutenant d’avoir pitié de lui. Cette fois, Jérébiatnikof ne fait pas le bon apôtre, et sans simagrées, il dit franchement au condamné:
– Vois-tu, mon cher, je vais te punir comme il faut, car tu le mérites. Mais je puis te faire une grâce: je ne te ferai pas attacher à la crosse du fusil. Tu iras tout seul, à la nouvelle mode: tu n’as qu’à courir de toutes tes forces devant le front! Bien entendu chaque verge te frappera, mais tu en auras plus vite fini, n’est-ce pas? Voyons, qu’en penses-tu? veux-tu essayer?
Le détenu, qui l’a écouté plein de défiance et d’incertitude, se dit: «Qui sait? peut-être bien que cette manière-là est plus avantageuse que l’autre; si je cours de toutes mes forces, ça durera cinq fois moins, et puis, les verges ne m’atteindront peut-être pas toutes.»
– Bien, Votre Noblesse, je consens.
– Et moi aussi, je consens. – Allons! ne bayez pas aux corneilles, vous autres! crie le lieutenant aux soldats. – Il sait d’avance que pas une verge n’épargnera le dos de l’infortuné; le soldat qui manquerait son coup serait sûr de son affaire. Le forçat essaye de courir dans la rue verte, mais il ne passe pas quinze rangs, car les verges pleuvent comme grêle, comme l’éclair, sur sa pauvre échine; le malheureux tombe en poussant un cri, on le croirait cloué sur place ou abattu par une balle. – Eh! non, Votre Noblesse, j’aime mieux qu’on me fouette d’après le règlement, dit-il alors en se soulevant péniblement, pâle et effrayé, tandis que Jérébiatnikof, qui savait d’avance l’issue de cette farce, se tient les côtes et éclate de rire. Mais je ne puis rapporter tous les divertissements qu’il avait inventés et tout ce qu’on racontait de lui.
On parlait aussi dans notre salle d’un lieutenant Smékalof, qui remplissait les fonctions de commandant de place, avant l’arrivée de notre major actuel. On parlait de Jérébiatnikof avec indifférence, sans haine, mais aussi sans vanter ses hauts faits; on ne le louait pas, en un mot, on le méprisait: tandis qu’au nom de Smékalof, la maison de force était unanime dans ses éloges et son enthousiasme. Ce lieutenant n’était nullement un amateur passionné des baguettes, il n’y avait rien en lui du caractère de Jérébiatnikof; pourtant il ne dédaignait pas les verges; comment se fait-il qu’on se rappelât chez nous ses exécutions, avec une douce satisfaction?-il avait su complaire aux forçats. Pourquoi cela? Comment s’était-il acquis une pareille popularité? Nos camarades, comme le peuple russe tout entier, sont prêts à oublier leurs tourments, si on leur dit une bonne parole (je parle du fait lui-même, sans l’analyser ni l’examiner). Aussi n’est-il pas difficile d’acquérir l’affection de ce peuple et de devenir populaire. Le lieutenant Smékalof avait acquis une popularité particulière – aussi, quand on mentionnait ses exécutions, c’était toujours avec attendrissement. «Il était bon comme un père», disaient parfois les forçats, qui soupiraient en comparant leur ancien chef intérimaire avec le major actuel, – «un petit cœur! quoi!» – C’était un homme simple, peut-être même bon à sa manière. Et pourtant, il y a des chefs qui sont non-seulement bons, mais miséricordieux, et que l’on n’aime nullement, dont on se moque, tandis que Smékalof avait si bien su faire, que tous les détenus le tenaient pour leur homme; c’est un mérite, une qualité innée, dont ceux qui la possèdent ne se rendent souvent pas compte. Chose étrange: il y a des gens qui sont loin d’être bons et qui pourtant ont le talent de se rendre populaires. Ils ne méprisent pas le peuple qui leur est subordonné; je crois que c’est là la cause de cette popularité. On ne voit pas en eux des grands seigneurs, ils n’ont pas d’esprit de caste, ils ont en quelque sorte une odeur de peuple, ils l’ont de naissance, et le peuple la flaire tout de suite. Il fera tout pour ces gens-là! Il changera de gaieté de cœur l’homme le plus doux et le plus humain contre un chef très-sévère, si ce dernier possède cette odeur particulière. Et si cet homme est en outre débonnaire, à sa manière, bien entendu, oh! alors, il est sans prix. Le lieutenant Smékalof, comme je l’ai dit, punissait quelquefois très-rudement, mais il avait l’air de punir de telle façon que les détenus ne lui en gardaient pas rancune; au contraire, on se souvenait de ses histoires de fouet en riant. Elles étaient du reste peu nombreuses, car il n’avait pas beaucoup d’imagination artistique. Il n’avait inventé qu’une farce, une seule, dont il s’était réjoui près d’une année entière dans notre maison de force; elle lui était chère, probablement parce qu’elle était unique, et ne manquait pas de bonne humeur. Smékalof assistait lui-même à l’exécution, en plaisantant et en raillant le détenu, qu’il questionnait sur des choses étrangères, par exemple sur ses affaires personnelles de forçat; il faisait cela sans intention, sans arrière-pensée, mais tout simplement parce qu’il désirait être au courant des affaires de ce forçat. On lui apportait une chaise et les verges qui devaient servir au châtiment du coupable: le lieutenant s’asseyait, allumait sa longue pipe. Le détenu le suppliait… «Eh! non, camarade! allons, couche-toi! qu’as-tu encore?…» Le forçat soupire et s’étend à terre, «Eh bien! mon cher, sais-tu lire couramment?» – «Comment donc, Votre Noblesse, je suis baptisé, on m’a appris à lire dès mon enfance!» – «Alors, lis.» Le forçat sait d’avance ce qu’il va lire et comment finira cette lecture, parce que cette plaisanterie s’est répétée plus de trente fois. Smékalof, lui aussi, sait que le forçat n’est pas dupe de son invention, non plus que les soldats qui tiennent les verges levées sur le dos de la malheureuse victime. Le forçat commence à lire: les soldats, armés de verges, attendent immobiles: Smékalof lui-même cesse de fumer, lève la main et guette un mot prévu. Le détenu lit et arrive enfin au mot: «aux cieux.» C’est tout ce qu’il faut. «Halte!» crie le lieutenant, qui devient tout rouge, et brusquement, avec un geste inspiré, il dit à l’homme qui tient sa verge levée: «Et toi, fais l’officieux!»