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J’ajouterai à ces remarques que je restai toujours stupéfait de la bonhomie extraordinaire, de l’absence de rancune avec lesquelles ces malheureux parlaient de leur châtiment et des chefs chargés de l’appliquer. Dans ces récits, qui souvent me donnaient des palpitations de cœur, on ne sentait pas l’ombre de haine ou de rancune. Ils en riaient de bon cœur, comme des enfants. Il n’en était pas de même de M-tski, par exemple, quand il me racontait son châtiment; comme il n’était pas noble, il avait reçu cinq cents verges. Il ne m’en avait jamais parlé; quand je lui demandai si c’était vrai, il me répondit affirmativement, en deux mots brefs, avec une souffrance intérieure, sans me regarder; il était devenu tout rouge; au bout d’un instant, quand il leva les yeux, j’y vis briller une flamme de haine; ses lèvres tremblaient d’indignation. Je sentis qu’il n’oublierait, qu’il ne pourrait jamais oublier cette page de son passé. Nos camarades, au contraire (je ne garantis pas qu’il n’y eût pas des exceptions), regardaient d’un tout autre œil leur aventure. – Il est impossible, pensais-je quelquefois, qu’ils aient le sentiment de leur culpabilité et de la justice de leur peine, surtout quand ce n’est pas contre leurs camarades, mais contre leurs chefs qu’ils ont péché. La plupart ne s’avouaient nullement coupables. J’ai déjà dit que je n’observai en eux aucun remords, même quand le crime avait été commis sur des gens de leur condition. Quant aux crimes commis contre leurs chefs, je n’en parle pas. Il m’a semblé qu’ils avaient, pour ces cas-là, une manière de voir à eux, toute pratique et empirique; on excusait ces accidents par sa destinée, par la fatalité, sans raisonnement, d’une façon inconsciente, comme par l’effet d’une croyance quelconque. Le forçat se donne toujours raison dans les crimes commis contre ses chefs, la chose ne fait pas question pour lui; mais pourtant, dans la pratique, il s’avoue que ses chefs ne partagent pas son avis et que, par conséquent, il doit subir un châtiment, qu’alors seulement il sera quitte.

La lutte entre l’administration et le prisonnier est également acharnée. Ce qui contribue à justifier le criminel à ses propres yeux, c’est qu’il ne doute nullement que la sentence du milieu dans lequel il est né et il a vécu ne l’acquitte; il est sûr que le menu peuple ne le jugera pas définitivement perdu, sauf pourtant si le crime a été commis précisément contre des gens de ce milieu, contre ses frères. Il est tranquille de ce côté-là; fort de sa conscience, il ne perdra jamais son assurance morale, et c’est le principal. Il se sent sur un terrain solide, aussi ne hait-il nullement le knout qu’on lui administre, il le considère seulement comme inévitable, il se console en pensant qu’il n’est ni le premier, ni le dernier à le recevoir, et que cette lutte passive, sourde et opiniâtre durera longtemps. Le soldat déteste-t-il le Turc qu’il combat? nullement, et pourtant celui-ci le sabre, le hache, le tue.

Il ne faut pas croire pourtant que tous ces récits fussent faits avec indifférence et sang-froid. Quand on parlait du lieutenant Jérébiatnikof, c’était toujours avec une indignation contenue. Je fis la connaissance de ce lieutenant Jérébiatnikof, lors de mon premier séjour à l’hôpital – par les récits des détenus, bien entendu. – Je le vis plus tard une fois qu’il commandait la garde à la maison de force. Agé de trente ans, il était de taille élevée, très-gras et très-fort, avec des joues rougeaudes et pendantes de graisse, des dents blanches et le rire formidable de Nosdrief [27]. À le voir, on devinait que c’était l’homme du monde le moins apte à la réflexion. Il adorait fouetter et donner les verges, quand il était désigné comme exécuteur. Je me hâte de dire que les autres officiers tenaient Jérébiatnikof pour un monstre, et que les forçats avaient de lui la même opinion. Il y avait dans le bon vieux temps, qui n’est pas si éloigné, dont «le souvenir est vivant, mais auquel on croit difficilement», des exécuteurs qui aimaient leur office. Mais d’ordinaire on faisait donner les verges sans entraînement, tout bonnement.

Ce lieutenant était une exception, un gourmet raffiné, connaisseur en matière d’exécutions. Il était passionné pour son art, il l’aimait pour lui-même. Comme un patricien blasé de la Rome impériale, il demandait à cet art des raffinements, des jouissances contre nature, afin de chatouiller et d’émouvoir quelque peu son âme envahie et noyée dans la graisse. – On conduit un détenu subir sa peine; c’est Jérébiatnikof qui est l’officier exécuteur; la vue seule de la longue ligne de soldats armés de grosses verges l’inspire: il parcourt le front d’un air satisfait et engage chacun à accomplir son devoir en toute conscience, sans quoi… Les soldats savaient d’avance ce que signifiait ce sans quoi… Le criminel est amené; s’il ne connaît pas encore Jérébiatnikof et s’il n’est pas au courant du mystère, le lieutenant lui joue le tour suivant (ce n’est qu’une des inventions de Jérébiatnikof, très-ingénieux pour ce genre de trouvailles). Tout détenu dont on dénude le torse et que les sous-officiers attachent à la crosse du fusil, pour lui faire parcourir ensuite la rue verte tout entière, prie d’une voix plaintive et larmoyante l’officier exécuteur de faire frapper moins fort et de ne pas doubler la punition par une sévérité superflue. – «Votre Noblesse, crie le malheureux, ayez pitié, soyez paternel, faites que je prie Dieu toute ma vie pour tous, ne me perdez pas, compatissez…» Jérébiatnikof attendait cela; il suspendait alors l’exécution, et entamait la conversation suivante avec le détenu, d’un ton sentimental et pénétré:

– Mais, mon cher, disait-il, que dois-je faire? Ce n’est pas moi qui te punis, c’est la loi!

– Votre Noblesse! vous pouvez faire ce que vous voulez; ayez pitié de moi!…

– Crois-tu que je n’aie vraiment pas pitié de toi? Penses-tu que ce soit un plaisir pour moi de te voir fouetter? Je suis un homme pourtant. Voyons, suis-je un homme, oui ou non?

– C’est certain, Votre Noblesse! on sait bien que les officiers sont nos pères, et nous leurs enfants. Soyez pour moi un véritable père! criait le détenu qui entrevoyait une possibilité d’échapper au châtiment.

– Ainsi, mon ami, juge toi-même, tu as une cervelle pour réfléchir; je sais bien que, par humanité, je dois te montrer de la condescendance et de la miséricorde, à toi, pécheur.

– Votre Noblesse ne dit que la pure vérité.

– Oui, je dois être miséricordieux pour toi, si coupable que tu sois. Mais ce n’est pas moi qui te punis, c’est la loi! Pense un peu: je sers Dieu et ma patrie, et par conséquent je commets un grave péché si j’atténue la punition fixée par la loi, penses-y!

– Votre Noblesse!…

– Allons, que faire? passe pour cette fois! Je sais que je vais faire une faute, mais il en sera comme tu le désires… Je te fais grâce, je te punirai légèrement. Mais si j’allais te rendre un mauvais service par cela même? Je te ferai grâce, je te punirai légèrement, et tu penseras qu’une autre fois je serai aussi miséricordieux, et tu feras de nouveau des bêtises, hein? ma conscience pourtant…

– Votre Noblesse! Dieu m’en préserve… Devant le trône du créateur céleste, je vous…

– Bon! bon! Et tu me jures que tu te conduiras bien?

– Que le Seigneur me fasse mourir sur l’heure et que dans l’autre monde…

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[27] Type du roman de N. Gogol: les Âmes mortes.

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