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A
A

Hier, moi jeunesse

J’ai été au festin…

C’est au bagne que j’entendis une variante à moi inconnue auparavant. À la fin du chant étaient ajoutés quelques vers:

Chez moi jeunesse,

Tout est arrangé.

J’ai lavé les cuillers,

J’ai versé la soupe aux choux,

J’ai gratté les poteaux de porte,

J’ai cuit des pâtés.

Ce que l’on chantait surtout, c’étaient les chansons dites «de forçats». L’une d’elles, «Il arrivait…», tout humoristique, raconte comment un homme s’amusait et vivait en seigneur, et comme il avait été envoyé à la maison de force. Il épiçait son «bla-manger de Chinpagne», tandis que maintenant

On me donne des choux à l’eau

Que je dévore à me fendre les oreilles.

La chanson suivante, trop connue, était aussi à la mode:

Auparavant je vivais,

Gamin encore, je m’amusais

Et j’avais mon capital…

Mon capital, gamin encore, je l’ai perdu

Et j’en suis venu à vivre dans la captivité…

et cætera. Seulement on ne disait pas capital chez nous, mais copital, que l’on faisait dériver du verbe copit (amasser). Il y en avait aussi de mélancoliques. L’une d’elles, assez connue, je crois, était une vraie chanson de forçats:

La lumière céleste resplendit,

Le tambour bat la diane,

L’ancien ouvre la porte,

Le greffier vient nous appeler.

On ne nous voit pas derrière les murailles

Ni comme nous vivons ici.

Dieu, le Créateur céleste, est avec nous,

Nous ne périrons pas ici… etc.

Une autre chanson encore plus mélancolique, mais dont la mélodie était superbe, se chantait sur des paroles fades et assez incorrectes. Je me rappelle quelques vers:

Mon regard ne verra plus le pays

Où je suis né;

À souffrir des tourments immérités

Je suis condamné toute ma vie.

Le hibou pleurera sur le toit

Et fera retentir la forêt.

J’ai le cœur navré de tristesse,

Je ne serai pas là-bas.

On la chante souvent, mais non pas en chœur, toujours en solo. Ainsi, quand les travaux sont finis, un détenu sort de la caserne, s’assied sur le perron; il réfléchit, son menton appuyé sur sa main, et chante en traînant sur un fausset élevé. On l’écoute, et quelque chose se brise dans le cœur. Nous avions de belles voix parmi les forçats.

Cependant le crépuscule tombait. L’ennui, le chagrin et l’abattement reparaissaient à travers l’ivresse et la débauche. Le détenu qui, une heure avant, se tenait les côtes de rire, sanglotait maintenant dans un coin, soûl outre mesure. D’autres en étaient déjà venus aux mains plusieurs fois ou rôdaient en chancelant dans les casernes, tout pâles, cherchant une querelle. Ceux qui avaient l’ivresse triste cherchaient leurs amis pour se soulager et pleurer leur douleur d’ivrogne. Tout ce pauvre monde voulait s’égayer, passer joyeusement la grande fête, – mais, juste ciel! comme ce jour fut pénible pour tous! Ils avaient passé cette journée dans l’espérance d’une félicité vague qui ne se réalisait pas. Pétrof accourut deux fois vers moi: comme il n’avait que peu bu, il était de sang-froid, mais jusqu’au dernier moment, il attendit quelque chose, qui devait arriver pour sûr, quelque chose d’extraordinaire, de gai et d’amusant. Bien qu’il n’en dit rien, on le devinait à son regard. Il courait de caserne en caserne sans fatigue… Rien n’arriva, rien à part la soûlerie générale, les injures idiotes des ivrognes et un étourdissement commun de ces têtes enflammées. Sirotkine errait aussi, paré d’une chemise rouge toute neuve, allant de caserne en caserne, joli garçon, comme toujours, fort propret; lui aussi, doucement, naïvement, il attendait quelque chose. Peu à peu le spectacle devint insupportable, répugnant, à donner des nausées; il y avait pourtant des choses visibles, mais j’étais tout triste sans motif. J’éprouvais une pitié profonde pour tous ces hommes, et je me sentais comme étranglé, étouffé au milieu d’eux. Ici deux forçats se disputent pour savoir lequel régalera l’autre. Ils discutent depuis longtemps; ils ont failli en venir aux mains. L’un d’eux surtout a de vieille date une dent contre l’autre: il se plaint en bégayant, et veut prouver à son camarade que celui-ci a agi injustement quand il a vendu l’année dernière une pelisse et caché l’argent. Et puis, il y avait encore quelque chose… Le plaignant est un grand gaillard, bien musclé, tranquille, pas bête, mais qui, lorsqu’il est ivre, veut se faire des amis et épancher sa douleur dans leur sein. Il injurie son adversaire en énonçant ses griefs, dans l’intention de se réconcilier plus tard avec lui. L’autre, un gros homme trapu, solide, au visage rond, rusé comme un renard, avait peut-être bu plus que son camarade, mais ne paraissait que légèrement ivre. Ce forçat a du caractère et passe pour être riche; il est probable qu’il n’a aucun intérêt à irriter son camarade, aussi le conduit-il vers un cabaretier; l’ami expansif assure que ce camarade lui doit de l’argent et qu’il est tenu de l’inviter à boire «s’il est seulement ce qu’on appelle un honnête homme».

Le cabaretier, non sans quelque respect pour le consommateur et avec une nuance de mépris pour l’ami expansif, car celui-ci boit au compte d’autrui et se fait régaler, prend une tasse et la remplit d’eau-de-vie.

– Non, Stepka (Étiennet), c’est toi qui dois payer, parce que tu me dois de l’argent.

– Eh! Je ne veux pas me fatiguer la langue à te parler, répond Stepka.

– Non, Stepka, tu mens, assure le premier, en prenant la tasse que le cabaretier lui tend – tu me dois de l’argent; il faut que tu n’aies pas de conscience; tiens, tes yeux mêmes ne sont pas à toi, tu les as empruntés comme tu empruntes tout. Canaille, va! Stepka! en un mot, tu es une canaille!

– Qu’as-tu à pleurnicher? regarde, tu répands ton eau-de-vie! Puisqu’on te régale, bois! crie le cabaretier à l’ami expansif – je n’ai pas le temps d’attendre jusqu’à demain.

– Je boirai, n’aie pas peur, qu’as-tu à crier? Mes meilleurs souhaits à l’occasion de la fête, Stépane Doroféitch! dit celui-ci poliment en s’inclinant, sa tasse à la main, du côté de Stepka, qu’une minute auparavant il avait traité de canaille. «Porte-toi bien et vis cent ans, sans compter ce que tu as déjà vécu!» Il boit, grogne un soupir de satisfaction et s’essuie. – En ai-je bu auparavant, de l’eau-de-vie! dit-il avec un sérieux plein de gravité, en parlant à tout le monde sans s’adresser à personne en particulier – mais voilà, mon temps finit. Remercie-moi, Stépane Doroféitch!

– Il n’y a pas de quoi.

– Ah! tu ne veux pas me remercier, alors je raconterai à tout le monde ce que tu m’as fait; outre que tu es une grande canaille, je te dirai…

– Eh bien, voilà ce que je te dirai, vilain museau d’ivrogne? interrompt Stepka qui perd enfin patience. Écoute et fais bien attention, partageons le monde en deux, prends-en une moitié et moi l’autre, et laisse-moi tranquille.

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