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– Que voulez-vous? lui demandai-je non sans étonnement. Il resta devant moi souriant, à me regarder de tous ses yeux, sans toutefois entamer la conversation.

– Mais, comment donc?… c’est fête…, marmotta-t-il. Il comprit lui-même qu’il n’avait rien à me dire de plus, et me quitta pour se rendre précipitamment à la cuisine.

Je ferai la remarque qu’après cela nous ne nous rencontrâmes presque jamais, et que nous ne nous adressâmes pas la parole jusqu’à ma sortie de prison.

Autour des poêles flambants de la cuisine les forçats affairés se démenaient et se bousculaient. Chacun surveillait son bien, les cuisiniers préparaient l’ordinaire du bagne, car le dîner devait avoir lieu un peu plus tôt que de coutume. Personne n’avait encore mangé, du reste, bien que tous en eussent envie, mais on observait les convenances devant les autres. On attendait le prêtre, le carême ne cessait qu’après son arrivée. Il ne faisait pas encore jour que l’on entendit déjà le caporal crier de derrière la porte d’entrée de la prison: «Les cuisiniers!» Ces appels se répétèrent, Ininterrompus, pendant deux heures. On réclamait les cuisiniers pour recevoir les aumônes apportées de tous les coins de la ville en quantité énorme: miches de pain blanc, talmouses, échaudés, crêpes, et autres pâtisseries au beurre. Je crois qu’il n’y avait pas une marchande ou une bourgeoise de toute la ville qui n’eût envoyé quelque chose aux «malheureux». Parmi ces aumônes, il y en avait d’opulentes, comme des pains de fleur de farine en assez grand nombre; il y en avait aussi de très-pauvres, une miche de pain blanc de deux kopeks et deux changhi noirs à peine enduits de crème aigre: c’était le cadeau du pauvre au pauvre, pour lequel celui-là avait dépensé son dernier kopek. Tout était accepté avec une égale reconnaissance, sans distinction de valeur ou de donateurs. Les forçats qui recevaient les dons ôtaient leurs bonnets, remerciaient en saluant les donateurs, leur souhaitaient de bonnes fêtes et emportaient l’aumône à la cuisine. Quand on avait rassemblé de grands tas de pains, on appelait les anciens de chaque caserne, qui partageaient le tout par égales portions entre toutes les sections. Ce partage n’excitait ni querelles ni injures, il se faisait honnêtement, équitablement. Akim Akimytch, aidé d’un autre détenu, partageait entre les forçats de notre caserne le lot qui nous était échu, de sa main, et remettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Chacun était content, pas une réclamation ne se faisait entendre, aucune envie ne se manifestait; personne n’aurait eu l’idée d’une tromperie. Quand Akim Akimytch eut fini ses affaires à la cuisine, il procéda religieusement à sa toilette et s’habilla d’un air solennel, en boutonnant tous les crochets de sa veste sans en excepter un: une fois vêtu de neuf, il se mit à prier, ce qui dura assez longtemps. Beaucoup de détenus remplissaient leurs devoirs religieux, mais c’étaient, pour la plupart, des gens âgés: les jeunes ne priaient presque pas: ils se signaient tout au plus en se levant, et encore cela n’arrivait que les jours de fête. Akim Akimytch s’approcha de moi, une fois sa prière finie, pour me faire les souhaits d’usage. Je l’invitai à prendre du thé, il me rendit ma politesse en m’offrant de son cochon de lait. Au bout de quelque temps Pétrof accourut pour m’adresser ses compliments. Je crois qu’il avait déjà bu, et, bien qu’il fût tout essoufflé, il ne me dit pas grand’chose; il resta debout devant moi pendant quelques instants et s’en retourna à la cuisine. On se préparait en ce moment dans la caserne de la section militaire à recevoir le prêtre. Cette caserne n’était pas construite comme les autres; les lits de camp étaient disposés le long de la muraille, et non au milieu de la salle comme dans toutes les autres, si bien que c’était la seule dont le milieu ne fût pas obstrué. Elle avait été probablement construite de cette façon afin qu’en cas de nécessité on put réunir les forçats. On dressa une petite table au milieu de la salle; on y plaça une image devant laquelle on alluma une petite lampe-veilleuse. Le prêtre arriva enfin avec la croix et l’eau bénite. Il pria et chanta devant l’image, puis se tourna du côté des forçats qui, tous, les uns après les autres, vinrent baiser la croix. Le prêtre parcourut ensuite toutes les casernes, qu’il aspergea d’eau bénite; quand il arriva à la cuisine, il vanta le pain de la maison de force qui avait de la réputation en ville; les détenus manifestèrent aussitôt le désir de lui envoyer deux pains frais encore tout chauds, qu’un invalide fut chargé de lui porter immédiatement. Les forçats reconduisirent la croix avec le même respect qu’ils l’avaient accueillie; presque tout de suite après, le major et le commandant arrivèrent. On aimait le commandant, on le respectait même. Il fit le tour des casernes en compagnie du major, souhaita un joyeux Noël aux forçats, entra dans la cuisine et goûta la soupe aux choux aigres. Elle était fameuse ce jour-là: chaque détenu avait droit à près d’une livre de viande; en outre, on avait préparé du gruau de millet, et certes le beurre n’y avait pas été épargné. Le major reconduisit le commandant jusqu’à la porte et ordonna aux forçats de dîner. Ceux-ci s’efforçaient de ne pas se trouver sous ses yeux. On n’aimait pas son regard méchant, toujours inquisiteur derrière ses lunettes, errant de droite et de gauche, comme s’il cherchait un désordre à réprimer, un coupable à punir.

On dîna. Le cochon de lait d’Akim Akimytch était admirablement rôti. Je ne pus m’expliquer comment cinq minutes après la sortie du major il y eut une masse de détenus ivres tandis qu’en sa présence tout le monde était encore de sang-froid. Les figures rouges et rayonnantes étaient nombreuses; des balalaïki [22] firent bientôt leur apparition. Le petit Polonais suivait déjà en jouant du violon un riboteur qui l’avait engagé pour toute la journée et auquel il raclait des danses gaies. La conversation devint de plus en plus bruyante et tapageuse. Le dîner se termina cependant sans grands désordres. Tout le monde était rassasié. Plusieurs vieillards, des forçats sérieux, s’en furent immédiatement se coucher, ce que fit aussi Akim Akimytch qui supposait probablement qu’on devait absolument dormir après dîner les jours de fête. Le vieux-croyant de Starodoub, après avoir quelque peu sommeillé, grimpa sur le poêle, ouvrit son livre; il pria la journée entière et même fort tard dans la soirée, sans un instant d’interruption. Le spectacle de cette «honte» lui était pénible, comme il le disait. Tous les Tcherkesses allèrent s’asseoir sur le seuil; ils regardaient avec curiosité, mais avec une nuance de dégoût, tout ce monde ivre. Je rencontrai Nourra: «Aman, Aman, me dit-il dans un élan d’honnête indignation et en hochant la tête, – ouh! Aman! Allah sera fâché!» Isaï Fomitch alluma d’un air arrogant et opiniâtre une bougie dans son coin et se mit au travail, pour bien montrer qu’à ses yeux ce n’était pas fête. Par-ci par-là des parties de cartes s’organisaient. Les forçats ne craignaient pas les invalides, on plaça pourtant des sentinelles pour le cas où le sous-officier arriverait à l’improviste, mais celui-ci s’efforçait de ne rien voir. L’officier de garde fit en tout trois rondes; les détenus ivres se cachaient vite, les jeux de cartes disparaissaient en un clin d’œil; je crois qu’au fond il était bien résolu à ne pas remarquer les désordres de peu d’importance. Être ivre n’était pas un méfait ce jour-là. Peu à peu tout le monde fut en gaieté. Des querelles commencèrent. Le plus grand nombre cependant était de sang-froid, en effet il y avait de quoi rire rien qu’à voir ceux qui étaient sortis. Ceux-là buvaient sans mesure. Gazine triomphait, il se promenait d’un air satisfait près de son lit de camp, sous lequel il avait caché son eau-de-vie, enfouie à l’avance sous la neige derrière les casernes, dans un endroit secret; il riait astucieusement en voyant les consommateurs arriver en foule. Il était de sang-froid et n’avait rien bu du tout, car il avait l’intention de bambocher le dernier jour des fêtes, quand il aurait préalablement vidé les poches des détenus. Des chansons retentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale, et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaient par bandes en pinçant d’un air crâne les cordes de leur balalaïka, la touloupe jetée négligemment sur l’épaule. Un chœur de huit à dix hommes s’était même formé dans la division particulière. Ils chantaient d’une façon supérieure avec accompagnement de guitares et de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares. Je ne me souviens que d’une seule, admirablement dite:

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[22] Espèce de guitare.

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