La demoiselle Pérépélitzina se trouvait derrière sa chaise, à son poste ordinaire; les lèvres pincées, souriant avec une aigre malice, elle frottait ses mains osseuses. Près de la générale étaient deux vieilles et silencieuses personnes qu’elle protégeait comme étant de bonnes familles. Il y avait aussi une religieuse en tournée, arrivée du matin, et une dame du voisinage, fort âgée et ne parlant guère, qui était venue après la messe pour souhaiter la fête de la générale. Ma tante Prascovia Ilinitchna se morfondait dans un coin tout en considérant Foma Fomitch et sa mère avec une évidente inquiétude.
Mon oncle était assis dans un fauteuil; une joie intense brillait dans ses yeux. Devant lui se tenait Ilucha, joli comme un amour avec ses cheveux frisés et sa blouse de fête en soie rouge. Sacha et Nastenka lui avaient appris des vers en cachette, pour que le plaisir de son père en ce jour fût encore augmenté par les progrès de son fils.
L’oncle était prêt à pleurer de bonheur; la douceur inattendue de Foma, la gaieté de la générale, la fête d’Ilucha, les vers, tout cela l’avait absolument réjoui et il avait solennellement demandé l’autorisation de m’envoyer chercher, afin que j’entendisse les vers et que je prisse ma part de la satisfaction générale. Sacha et Nastenka, entrées après nous, s’étaient assises à côté d’Ilucha. Sacha riait à chaque instant, heureuse comme une enfant et, bien que pâle et languissante, Nastenka finissait par sourire de la voir. Seule, elle avait été accueillir Tatiana au retour de son expédition et ne l’avait plus quittée depuis ce moment.
L’espiègle Ilucha regardait ses deux institutrices comme s’il n’eût pu se retenir de rire. Ils devaient avoir tous trois préparé une très amusante plaisanterie qu’ils s’apprêtaient à mettre en œuvre.
J’avais complètement oublié Bakhtchéiev. Assis sur une chaise, toujours rouge et fâché, il ne soufflait mot et boudait, se mouchait, dressant une silhouette lugubre au milieu de cette fête de famille. Éjévikine s’empressait auprès de lui. Il était d’ailleurs aux petits soins pour tout le monde, baisait les mains de la générale et de son hôtesse, chuchotait quelques mots à l’oreille de Mlle Pérépélitzina, faisait sa cour à Foma Fomitch; en un mot, il se multipliait. Tout en attendant les vers d’Ilucha, il se précipita à ma rencontre avec force salutations en témoignage de son estime et de son dévouement. On ne l’eût guère cru venu à Stépantchikovo pour prendre la défense de sa fille et l’emmener définitivement.
– Le voilà! s’écria joyeusement mon oncle à ma vue. Ilucha m’a fait la surprise d’apprendre une poésie; oui, c’est une véritable surprise. J’en suis très ému, mon ami, et je t’ai envoyé chercher tout exprès… Assieds-toi à côté de moi et écoutons! Foma Fomitch, mon cher, avoue donc que c’est toi qui leur a inspiré cette idée pour me faire plaisir. J’en jurerais!
Du moment que mon oncle s’exprimait ainsi et sur un pareil ton, on pouvait supposer que tout allait bien. Mais comme l’avait dit Mizintchikov, le malheur était que mon oncle ne savait pas déchiffrer les physionomies. À l’aspect de Foma, je compris que l’ancien hussard avait eu le coup d’œil juste et qu’il fallait en effet s’attendre à quelque coup de théâtre.
– Ne faites pas attention à moi, colonel, répondit-il d’une voix débile, d’une voix d’homme qui pardonne à ses ennemis. Je ne puis que louer cette surprise qui prouve la sensibilité et la sagesse de vos enfants. Les vers sont fort utiles, ne fût-ce que pour l’exercice d’articulation qu’ils comportent… Mais, ce matin, colonel, je ne me préoccupais pas de poésie; j’étais tout à mes prières, vous le savez. Je n’en suis pas moins prêt à écouter ces vers.
Pendant ce temps, j’embrassais Ilucha et lui faisais mes souhaits.
– C’est juste, Foma, reprit mon oncle, j’avais oublié, mais je t’en demande pardon, tout en étant très sûr de ton amitié, Foma!… Embrasse-le donc encore une fois, Sérioja et regarde-moi ce gamin! Allons, commence, Ilucha. De quoi s’agit-il? Ce doit être une ode solennelle… de Lomonossov, sans doute?
Et mon oncle se redressait, ne pouvant tenir en place, tant il était impatient et joyeux.
– Non, petit père, ce n’est pas de Lomonossov, dit Sachenka, contenant à peine son hilarité, mais, comme vous êtes un ancien soldat et que vous avez combattu les ennemis, Ilucha a appris une poésie militaire: «Le siège de Pamba», petit père.
– «Le siège de Pamba»! Ah! je ne me rappelle pas ce qu’était cette Pamba… Connais-tu ça, Sérioja? Sûrement, il a dû se passer là quelque chose d’héroïque, et mon oncle se redressa encore.
– Récite, Ilucha, ordonna Sachenka.
Ilucha commença sa récitation d’une voix grêle, claire et égale, sans s’arrêter aux points ni aux virgules, suivant la coutume des enfants qui débitent des poésies apprises par cœur.
Depuis neuf ans, Pedro Gomez
Assiège le château de Pamba,
Ne se nourrissant que de lait.
Et toute l’armée de don Pedro,
Au nombre de neuf mille Castillans,
Obéit au vœu prononcé,
Ne mange même pas de pain
Et ne boit que du lait.
– Comment? Qu’est-ce? Qu’est-ce que ce lait? s’exclama mon oncle en me regardant avec étonnement.
– Continue à réciter! fit Sachenka.
Chaque jour, don Pedro Gomez
Déplore son impuissance
En se voilant la face.
Déjà commence la dixième année;
Et les méchants Maures triomphent,
Car, de l’armée de don Pedro,
Il ne reste plus que dix-neuf hommes…
– Mais ce sont des sottises! s’écria mon oncle avec inquiétude. C’est impossible! Il ne reste que dix-neuf hommes de toute une armée auparavant très considérable. Qu’est-ce que cela, mon ami?
Mais Sacha n’y tint plus et partit d’un franc éclat de rire de gamine et, bien que la pièce n’eût rien de bien drôle, il était impossible de la regarder sans partager son hilarité.
– C’est une poésie comique, papa! s’écria-t-elle, toute joyeuse de son idée enfantine. L’auteur ne l’a composée que pour faire rire, papa!
– Ah! c’est une poésie comique! fit mon oncle dont le visage s’éclaira, une poésie comique! C’est ce que je pensais… Parbleu! parbleu! c’est une poésie comique! Et elle est très drôle: ce Gomez qui ne donnait que du lait à toute son armée pour tenir un vœu? C’était malin, un vœu pareil!… C’est très spirituel; n’est-ce pas, Foma? Voyez-vous, ma mère, les auteurs s’amusent parfois à écrire des poésies fantaisistes; n’est-ce pas Serge? C’est très drôle! Voyons, Ilucha, continue.
Il ne reste plus que dix-neuf hommes!
Don Pedro les réunit
Et leur dit: «O mes dix-neuf!
Déployons nos étendards,
Sonnons de nos cors,
Et nous laisserons là Pamba.
Il est vrai que nous n’avons pas pris la place,
Mais nous pouvons jurer
Sur notre conscience et notre honneur,
Que nous n’avons pas
Trahi une seule fois notre vœu,
Depuis neuf ans que nous n’avons