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Il me paraissait évident que la démarche et l’amabilité de Mizintchikov devaient avoir un but et qu’il avait besoin de moi. L’après-midi il se tenait morne et grave, et maintenant je le voyais gai, souriant et tout prêt à me narrer de longues histoires. Dès le premier abord, on voyait que cet homme était fort maître de lui et qu’il connaissait son monde à fond.

– Maudit Foma! dis-je avec emportement et en déchargeant un grand coup de poing sur la table. Je suis sûr que c’est lui la source unique de tout le mal et qu’il mène tout. Maudite créature!

– On dirait que vous lui en voulez tout de même un peu trop, remarqua Mizintchikov.

– Un peu trop, m’écriai-je soudainement enflammé. Il se peut que tantôt j’aie dépassé la mesure et que j’aie ainsi autorisé l’assistance à me condamner. Je comprends fort bien que j’aie assez mal réussi, et il était inutile de me le dire. Je sais aussi que ce n’est pas ainsi que l’on agit dans le monde, mais, réfléchissez et dites-moi s’il y avait moyen de ne pas s’emporter! Mais on se croirait dans une maison d’aliénés, si vous voulez savoir ce que j’en pense!… et… et je m’en vais; voilà tout!

– Fumez-vous? s’enquit placidement Mizintchikov.

– Oui.

– Alors, vous me permettrez d’allumer ma cigarette. Là-bas, il est interdit de fumer et je commençais à m’ennuyer sérieusement. Je conviens que ça ne ressemble pas mal à un asile d’aliénés; mais soyez sûr que je ne me permettrai pas de vous juger, car, à votre place, je me serais peut-être emporté deux fois plus fort.

– En ce cas, comment avez-vous pu conserver ce calme imperturbable, si vous étiez tellement révolté? Je vous vois encore impassible et je vous avoue qu’il m’a semblé singulier que vous vous désintéressiez ainsi de la défense du pauvre oncle toujours prêt à faire du bien à tous et à chacun!

– Vous avez raison; il est le bienfaiteur d’une quantité de gens; mais je trouve complètement inutile de le défendre; ça ne sert à rien; c’est humiliant pour lui, et puis je serais chassé dès le lendemain d’une pareille manifestation. Je dois vous dire franchement que je me trouve dans une situation telle qu’il me faut ménager cette hospitalité.

– Je ne saurais vous reprocher votre franchise… Mais il y a certaines choses que je voudrais vous demander, car, vous demeurez ici depuis un mois déjà…

– Tout ce que vous voudrez; entièrement à votre service, répondit Mizintchikov avec empressement, et il approcha une chaise.

– Expliquez moi comment il se peut que Foma Fomitch ait refusé une somme de quinze mille roubles qu’il tenait déjà dans les mains: je l’ai vu de mes propres yeux.

– Comment? Est-ce possible? s’écria mon interlocuteur. Racontez-moi ça, je vous prie.

Je lui fis le récit de la scène, en omettant l’incident «Votre Excellence». Il écoutait avec une avide curiosité et changea même de visage quand je lui confirmai ce chiffre de quinze mille roubles.

– C’est très habile, fit-il quand j’eus fini. Je ne l’en aurais pas cru capable!

– Cependant c’est un fait qu’il a refusé l’argent. Comment expliquer cela? Serait-ce vraiment par noblesse de sentiments?

– Il en a refusé quinze mille pour en avoir trente plus tard. D’ailleurs, je doute que Foma agisse d’après un véritable calcul, ajouta-t-il après un moment de méditation. Ce n’est pas du tout un homme pratique. C’est un espèce de poète… Quinze mille… Hum! Voyez-vous, il aurait pris cet argent s’il avait pu résister à la tentation de poser, de faire des embarras. Ce n’est qu’un pleurnicheur doué d’un amour-propre phénoménal.

Il s’échauffait. On le sentait ennuyé et même jaloux. Je l’examinai curieusement. Il ajouta, pensif:

– Hum! Il faut s’attendre à de grands changements. En ce moment Yégor Ilitch nourrit un tel culte pour ce Foma qu’il pourrait bien en arriver à se marier par pure complaisance! – ajouta-t-il entre ses dents.

– Alors, vous croyez à la possibilité de ce mariage insensé et criminel avec cette idiote!

Mizintchikov me regarda fixement.

– Leur idée n’est pas déraisonnable. Ils prétendent qu’il doit faire quelque chose pour le bien de la famille.

– Comme s’il n’en avait pas déjà assez fait! m’écriai-je avec indignation. Et vous pouvez trouver raisonnable cette résolution d’épouser une pareille toquée?

– Certes, je suis d’accord avec vous que ce n’est qu’une toquée. Hum! C’est très bien à vous d’aimer ainsi votre oncle et je compatis à vos inquiétudes…Cependant, il faut considérer qu’avec l’argent de cette demoiselle, on pourrait grandement étendre la propriété. D’ailleurs, ils ont d’autres raisons encore: ils craignent que Yégor Ilitch se marie avec l’institutrice… vous savez, cette jeune fille si intéressante?

– Est-ce probable, à votre sens? lui demandai-je, très ému. Ça me fait l’effet d’une calomnie. Expliquez-moi ce point, au nom de Dieu: cela m’intéresse infiniment.

– Oh! il en est amoureux; seulement, il le cache.

– Il le cache! Vous croyez qu’il le cache? Et elle, est-ce qu’elle l’aime?

– Ça se pourrait. Du reste, elle a tout avantage à l’épouser; elle est si pauvre!

– Mais sur quoi vous basez-vous pour croire qu’ils s’aiment?

– Il est impossible de ne pas s’en apercevoir, et je crois qu’ils se donnent des rendez-vous. On a même été jusqu’à les prétendre en relations intimes. Seulement, n’en parlez à personne. C’est un secret que je vous confie.

– Comment croire une telle chose? m’écriai-je. Est-ce que vous y croyez?

– Je n’en ai certainement pas la certitude absolue, n’ayant pas vu de mes yeux. Mais c’est fort possible.

– Comment? Mais rappelez-vous la délicatesse, l’honnêteté de mon oncle.

– J’en suis d’accord. Cependant on peut se laisser entraîner, comptant réparer cela plus tard par un mariage. On est si facilement entraîné! Mais, je le répète, je ne garantis pas la véracité de ces faits, d’autant plus que ces gens-là ne la ménagent pas. Ils l’ont même accusée de s’être donnée à Vidopliassov.

– Eh bien, voyons, est-ce possible? m’écriai-je. Avec Vidopliassov! Est-ce que le seul fait d’en parler n’est pas répugnant? Vous n’y croyez pas?

– Je vous dis que je ne crois à rien de tout cela, répondit Mizintchikov avec la même placidité. Mais, c’est possible. Tout est possible en ce monde! D’abord, je n’ai pas vu, et puis ça ne me regarde pas. Cependant, comme je vois que vous semblez vous y intéresser énormément, sachez-le: j’estime assez peu probable que de telles relations aient jamais existé. Ce sont là les tours d’Anna Nilovna Pérépélitzina. C’est elle qui a répandu ces bruits par jalousie, car elle comptait se marier avec Yégor Ilitch, je vous le jure sur le nom de Dieu! uniquement parce qu’elle est la fille d’un lieutenant-colonel. En ce moment, elle est en pleine déception et fort irritée. Je crois vous avoir fait part de tout ce que je sais sur ces affaires et je vous avoue détester les commérages, d’autant plus que cela nous fait perdre un temps précieux. Je venais pour vous demander un petit service.

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