Литмир - Электронная Библиотека

Falaléi s’en vint en pleurnichant, la bouche ouverte et avalant ses larmes. Foma Fomitch le contemplait avec volupté.

– C’est avec intention, Paul Sémionovitch, que je l’ai appelé gueule de Hollande, fit-il, se carrant dans le fauteuil et, tournant légèrement la tête du côté d’Obnoskine assis près de lui. En général, je ne trouve pas utile d’atténuer mes expressions. La vérité doit rester la vérité et l’on aura beau cacher la boue, on ne l’empêchera pas d’être la boue. Dès lors, à quoi bon les atténuations? À mentir aux autres et à soi-même? Ce n’est que dans une tête vide de mondain qu’a pu germer une idée aussi absurde que le besoin des convenances. Dites, je vous prends à témoin, quelle beauté trouvez-vous dans cette binette? Je parle de beauté noble, élevée!

Il s’exprimait d’une voix douce, lente, indifférente.

– Lui, beau? laissa tomber Obnoskine avec la plus insolente nonchalance. Il me fait l’effet d’un roastbeef et voilà tout.

– Je m’approche de la glace et je m’y contemple, poursuivit solennellement Foma. Je suis loin de me prendre pour une beauté, mais j’ai dû arriver à cette conclusion forcée qu’il y a dans mon œil gris quelque chose qui me distingue d’un Falaléi. Il exprime la pensée, cet œil, et la vie, et l’intelligence! Je ne cherche pas à m’exalter personnellement; mes paroles s’appliquent à la généralité de notre classe. Eh bien, pensez-vous qu’on puisse trouver en ce beefteak ambulant la moindre parcelle d’âme? Vraiment, remarquez, Paul Sémionovitch, chez ces hommes totalement privés d’idéal et de pensée et qui ne mangent que de la viande, comme le teint est frais, mais d’une fraîcheur grossière, répugnante, bête! Voulez-vous connaître la valeur exacte de sa capacité intellectuelle? Hé! toi, l’objet, approche un peu qu’on t’admire. Qu’as-tu à ouvrir la bouche? Tu veux avaler une baleine? Es-tu beau? Réponds: es-tu beau?

– Je suis… beau! répondit Falaléi avec des sanglots étouffés.

Obnoskine partit d’un éclat de rire.

– Vous l’avez entendu? lui cria triomphalement Foma. Il va vous en dire bien d’autres. Je suis venu lui faire passer un examen. Sachez, Paul Sémionovitch, qu’il est des gens pour comploter la perte de ce pauvre idiot. Il se peut que mon jugement soit sévère et que je me trompe; mais je ne parle que par amour pour l’humanité. Il vient de se livrer à la danse la plus inconvenante; qui donc s’en préoccupe ici? Écoutez-moi ça! Allons! Réponds, que viens-tu de faire? Réponds! réponds immédiatement!

– J’ai dansé, sangloté Falaléi.

– Qu’est-ce que tu as dansé? Quelle danse? Parle!

– La Kamarinskaïa…

– La Kamarinskaïa! Et qu’est-ce que c’est que Kamarinski? Tâche de nous donner une réponse compréhensible, de nous éclairer sur ton Kamarinski.

– Un pay… san…

– Un paysan? rien qu’un paysan? Tu m’étonnes. C’est donc un remarquable paysan, un célèbre paysan, si on compose des chants et des danses en son honneur? Voyons, réponds!

Tourmenter était chez Foma un véritable besoin. Il se jouait de sa victime comme le chat de la souris; mais Falaléi se taisait, pleurnichant sans parvenir à comprendre la question.

– Réponds donc! insistait Foma. On te demande quel était ce paysan… Appartenait-il à un seigneur? à la couronne? à la commune? était-il libre? Il y a différentes sortes de paysans.

– À la commune…

– Ah! à la commune! Vous entendez, Paul Sémionovitch? Voici un point historique élucidé, le moujik Kamarinski appartenait à la commune… Et qu’a-t-il fait, ce paysan? Quels exploits lui valent les honneurs de la chanson?

La question était délicate et même dangereuse, s’adressant à Falaléi.

– Voyons… vous… pourtant… intervint Obnoskine en jetant un regard vers sa mère qui commençait à s’agiter sur son siège.

Mais que faire? Les caprices de Foma Fomitch faisaient loi!

– De grâce, mon oncle, si vous n’arrêtez pas cet imbécile, vous voyez où il veut en venir. Falaléi est capable de dire n’importe quoi, je vous l’assure! dis-je à l’oreille de mon oncle qui, fort perplexe ne savait quel parti prendre.

– Dis donc, Foma, si… tu… Je te présente mon neveu qui étudiait la minéralogie…

– Colonel, je vous prie de ne pas m’interrompre avec votre minéralogie où vous ne vous y connaissez guère plus que d’autres, peut-être. Je ne suis pas un enfant. Il va me répondre qu’au lieu de travailler pour nourrir sa famille, ce paysan s’enivra et, oubliant sa pelisse au cabaret, se mit à courir par les rues en état d’ivresse. Tel est le sujet bien connu de ce poème qui glorifie l’ivrognerie. Ne vous inquiétez pas; il sait, maintenant, ce qu’il doit répondre. Eh bien réponds; qu’a-t-il fait, ce paysan? Je te l’ai soufflé; je te l’ai fourré dans la bouche. Mais je veux l’entendre de toi: qu’a-t-il fait? qu’est-ce qui lui a mérité cette gloire immortelle que chantent les troubadours? Eh bien?

L’infortuné Falaléi jetait autour de lui des regards angoissés. Ne sachant que répondre, il ouvrait et fermait alternativement la bouche comme un poisson pêché qui agonise sur le sable.

– J’aurais honte de le dire! dit-il enfin au comble de la détresse.

– Ah! il a honte de le dire! triompha Foma. Voilà ce que je voulais lui faire avouer, colonel! On a honte de le dire, mais non de le faire! Telle est la moralité que vous avez semée, qui lève et que vous arrosez, maintenant. Mais assez de paroles; va-t-en dans la cuisine, Falaléi. Pour le moment, je ne te dirai rien par égard pour les personnes qui m’entourent, mais tu seras cruellement puni aujourd’hui même. Si on me l’interdit, si, cette fois encore, on te fait passer avant moi, eh bien, tu resteras ici pour consoler les maîtres en leur dansant la Kamarinskaïa; quant à moi, je quitterai cette maison sur-le-champ. J’ai dit. Va-t-en!

– Il me semble que vous êtes un peu sévère, remarqua très mollement Obnoskine.

– En effet! c’est très juste! s’exclama mon oncle. Mais il arrêta et se tut. Foma le couvait d’un regard sombre.

– Je m’étonne, Paul Sémionovitch, de l’attitude des écrivains contemporains, de ces poètes, de ces savants, de ces penseurs, déclara-t-il. Comment ne se préoccupent-ils pas des chansons que chante en dansant le peuple russe? Qu’ont fait jusqu’à présent tous ces Pouchkine, tous ces Lermontov, tous ces Borozdine? Je reste songeur. Le peuple danse la Kamarinskaïa, cette apothéose de l’ivrognerie, et eux, pendant ce temps-là, ils chantent les myosotis! C’est une question sociale! Qu’ils me montrent un paysan, s’il leur plaît, mais un paysan sublime, un villageois, dirai-je, et non un paysan. Qu’ils me le montrent dans toute sa simplicité, ce sage villageois, fût-il même chaussé de laptis (Sandales en écorce de bouleau) - faisons cette concession! – mais qu’ils me le montrent plein de ces vertus enviables même pour quelque Alexandre de Macédoine russe et trop célèbre, je le dis franchement. Je connais la Russie et la Russie me connaît; aussi n’hésité-je pas à en parler. Qu’on me le montre chargé de famille, ce paysan aux cheveux blancs, affamé et suffoquant dans son izba, mais content, soumis et n’enviant pas l’or des riches. Que, dans sa compassion, le riche lui apporte son or et que l’on voie la vertu du paysan s’associer à celle de son maître, le grand seigneur! Ces deux hommes, tant séparés sur l’échelle sociale, se rapprocheront enfin dans la vertu: c’est là une grande idée! Mais, au contraire, que voyons-nous? D’un côté les myosotis et, de l’autre, le paysan tout débraillé et bondissant du cabaret dans la rue! Voyons, qu’y a-t-il là de poétique, d’admirable? Où, l’esprit? où, la grâce? où, la moralité?

23
{"b":"125305","o":1}