Mais, s’apercevant que le vieillard nous écoutait, mon oncle lui frappa vigoureusement sur l’épaule et s’enquit:
– Eh bien, Evgraf Larionitch, quoi de neuf, en ville?
– Quoi de neuf, mon bienfaiteur? M. Tikhontzev exposa hier l’affaire de Trichine qui n’a pu représenter son compte de sacs de farine. C’est, Madame, ce même Trichine, qui vous regarde en dessous: vous vous le rappelez peut-être? M. Tikhontzev a fait sur lui le rapport suivant: «Si ledit Trichine ne fut pas même capable de garder l’honneur de sa propre nièce, laquelle disparut l’an dernier en compagnie d’un officier, comment aurait-il pu garder les sacs de l’Intendance?» C’est textuel, je vous le jure!
– Fi! Quelles laides histoires nous racontez-vous là? s’écria Anfissa Pétrovna.
– Voilà! Voilà! Tu parles trop, Evgraf, ajouta mon oncle. Ta langue te perdra! Tu es un homme droit, honnête, de bonne conduite, on peut le dire, mais tu as une langue de vipère. Je m’étonne que tu puisses t’entendre avec eux, là-bas. Ce sont tous de braves gens, simples…
– Mon père et bienfaiteur, mais c’est précisément l’homme simple qui me fait peur! s’écria le vieillard avec une grande vivacité.
La réponse me plut. Je m’élançai vers Éjévikine et lui serrai la main. À vrai dire, j’entendais protester ainsi contre l’opinion générale en montrant mon estime pour ce vieillard. Et, qui sait? Peut-être voulais-je aussi me relever dans l’opinion de Nastassia Evgrafovna. Mais mon geste ne fut pas heureux.
– Permettez-moi de vous demander, fis-je en rougissant et, selon ma coutume, en précipitant mon débit; avez-vous entendu parler des Jésuites?
– Non, mon père, ou bien peu; mais pourquoi cela?
– Oh! Je voulais raconter à ce propos… Faites-m’y donc penser à l’occasion… Pour le moment, soyez sûr que je vous comprends et que je sais vous apprécier, et, tout à fait confus, je lui saisis encore la main.
– Comptez que je vous le rappellerai, mon petit; je vais l’inscrire en lettres d’or. Tenez, je fais tout de suite un pense-bête. – Et il orna d’un nœud son mouchoir tout souillé de tabac.
– Evgraf Larionitch, prenez donc votre thé, lui dit ma tante.
– Tout de suite, belle Madame… je voulais dire princesse! Et voici pour le thé que vous m’offrez: j’ai rencontré en route M. Bakhtchéiev. Il était si gai que je me suis demandé s’il n’allait pas se marier… De la flatterie, toujours de la flatterie! – ajouta-t-il à mi-voix et avec un clin d’œil en passant devant moi, sa tasse à la main. – Mais comment se fait-il qu’on ne voie pas le principal bienfaiteur, Foma Fomitch? Ne viendra-t-il pas prendre son thé?
Mon oncle tressaillit comme si on l’eut piqué et regarda timidement la générale.
– Ma foi, je n’en sais rien, répondit-il avec une singulière confusion. On l’a fait prévenir, mais il… Sans doute n’est-il pas d’humeur… J’y ai déjà envoyé Vidopliassov et… si j’y allais moi-même?…
– Je suis entré chez lui, dit Éjévikine d’un ton énigmatique.
– Est-ce possible! s’écria mon oncle effrayé. Eh bien, qu’y a-t-il?
– Oui; avant tout, je suis allé le voir pour lui présenter mes hommages. Il m’a dit qu’il entendait prendre son thé chez lui et seul avec lui-même; il a même ajouté qu’il pouvait bien se contenter d’une croûte de pain sec.
Ces paroles semblèrent terroriser mon oncle.
– Mais comment ne lui expliques-tu pas, ne le persuades-tu pas. Evgraf? dit mon oncle avec reproche.
– Je lui ai dit ce qu’il fallait.
– Eh bien?
– Pendant un bout de temps, il n’a pas répondu. Il était absorbé par un problème de mathématiques qui devait être fort difficile. Il avait dessiné les figures; je les ai vues. J’ai dû répéter trois fois ma question. Ce n’est qu’à la quatrième qu’il releva la tête et parut s’apercevoir de ma présence. «Je n’irai pas, me dit-il. Il y a un savant qui est arrivé. Puis-je rester auprès d’un pareil astre?» Ce sont ses propres paroles.
Et le vieux me lança un coup d’œil d’ironie.
– Je m’attendais à cela! fit mon oncle en frappant des mains. Je l’avais bien pensé. C’est de toi, Serge, qu’il parle. Que faire, maintenant?
– Il me semble, mon oncle, répondis-je avec dignité et en haussant les épaules, il me semble que cette façon de refuser est tellement ridicule qu’il n’y a vraiment pas à en tenir compte et je vous assure que votre confusion m’étonne…
– Ah! Mon cher, tu n’y comprends rien! cria mon oncle avec un geste énergique.
– Inutile de vous lamenter maintenant, interrompit Mlle Pérépélitzina, puisque c’est vous la cause de tout le mal. Si vous aviez écouté votre mère, vous n’auriez pas à vous désoler à présent.
– Mais de quoi suis-je coupable, Anna Nilovna? Vous ne craignez donc pas Dieu? gémit mon oncle d’une voix suppliante qui voulait provoquer une explication.
– Si, je crains Dieu, Yégor Ilitch; tout cela ne provient que de votre égoïsme et du peu d’affection que vous avez pour votre mère, répondit avec dignité Mlle Pérépélitzina. Pourquoi n’avez-vous pas respecté sa volonté dès le début? Elle est votre mère! Quant à moi, je ne vous mentirai pas: je suis la fille d’un lieutenant-colonel, moi aussi, et non pas la première venue.
Il me parut bien que cette demoiselle ne s’était mêlée à la conversation que dans le but unique d’informer tout le monde et particulièrement certain nouvel arrivé, qu’elle était la fille d’un lieutenant-colonel et non la première venue.
– Il outrage sa mère! dit enfin la générale avec une grande sévérité.
– De grâce, ma mère, que dites-vous là?
– Tu es un profond égoïste, Yégorouchka! poursuivit la générale avec une animation croissante.
– Ma mère! Ma mère! Moi, un profond égoïste? s’écria désespérément mon oncle. Voici cinq jours que vous êtes fâchée contre moi et que vous ne me dites pas un mot. Et pourquoi? pourquoi? Qu’on me juge! Que tout le monde me juge! Qu’on entende enfin ma justification! Pendant longtemps je me suis tu, ma mère; jamais vous n’avez voulu m’écouter; que tout le monde m’écoute, à présent. Anfissa Pétrovna! Paul Sémionovitch, noble Paul Sémionovitch! Serge, mon ami, tu n’es pas de la maison; tu es pour ainsi dire un spectateur; tu peux juger avec impartialité…
– Calmez-vous, Yégor Ilitch; calmez-vous! s’écria Anfissa Pétrovna. Ne tuez pas votre mère.
– Je ne tuerai pas ma mère, Anfissa Pétrovna, mais frappez! Voici ma poitrine! continuait mon oncle au paroxysme de l’excitation, comme on voit les hommes de caractère faible une fois à bout de patience, encore que toute cette belle ardeur ne soit qu’un feu de paille. – Je veux dire, Anfissa Pétrovna, que je n’ai dessein d’offenser personne. Je commence par déclarer que Foma Fomitch est l’homme le plus généreux, qu’il est doué des plus hautes qualités, mais il a été injuste envers moi dans cette affaire.