La marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja; ce n’était point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des propos outrageants contre leurs ennemis. Dès le lendemain de sa disgrâce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se présentèrent au prince par son ordre, et lui demandèrent la permission d’aller la voir à son château. L’Altesse reçut ces messieurs avec une grâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son château, tous ceux que le ministère libéral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier avec les mieux informés de ses amis. Un jour qu’elle avait reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d’abord l’amant régnant, le comte Baldi, jeune homme d’une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prédécesseur: celui-ci était un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par être répétiteur de géométrie au collège des nobles à Parme, se voyait maintenant conseiller d’Etat et chevalier de plusieurs ordres.
– J’ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire jamais aucun papier, et bien m’en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m’a écrites en différentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour Gênes, vous chercherez parmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, comme le grand poète de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais vous dicter.
Une idée me vient et je t’écris ce mot. Je vais à ma chaumière près de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n’y a, ce me semble, pas grand danger après ce qui vient de se passer; les nuages s’éclaircissent. Cependant arrête-toi avant d’entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous à la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l’on ne t’a vu à Parme qu’avec la figure décente d’un grand vicaire.
– Comprends-tu, Riscara?
– Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, à la vérité, n’est pas encore aux galères, mais qui ne peut manquer d’y arriver. Il contrefera admirablement l’écriture de la Sanseverina.
A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il comprenait seulement.
– Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de l’avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu’il te connaît aussi; sa maîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la Sanseverina; j’aime mieux différer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m’exposer à aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez âme qui vive à Gênes et revenez bien vite.
Le chevalier Riscara s’enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle:Il faut préparer les paquets, disait-il en courant d’une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours après, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché: pour abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à dos de mulet; il jurait qu’on ne le reprendrait plus à faire de grands voyages. Baldi remit à la marquise trois exemplaires de la lettre qu’elle lui avait dictée, et cinq ou six autres lettres de la même écriture, composées par Riscara, et dont on pourrait peut-être tirer parti par la suite. L’une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la marquise Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d’une pincette sur le coussin des bergères après s’y être assise un instant. On eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la main de Mme Sanseverina.
– Maintenant je sais à n’en pas douter, dit la marquise, que l’ami du cœur, que le Fabrice est à Bologne ou dans les environs…
– Je suis trop malade, s’écria le comte Baldi en l’interrompant; je demande en grâce d’être dispensé de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santé.
– Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la marquise.
– Eh bien! soit, j’y consens, répondit-elle en souriant.
– Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d’un air assez dédaigneux.
– Merci, s’écria celui-ci avec l’accent du cœur.
En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu’il aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraît que notre futur archevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en sera charmée.» Riscara n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par un courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupçon. L’idée de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un cheval à la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il était suivi à peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues de Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d’y conduire notre héros, reconnu à la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyés par le comte Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d’arriver dans ce petit village, puis expédia un courrier à la marquise Raversi. Après quoi, courant les rues comme pour voir l’église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu’on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s’empressa de rendre ses hommages à un conseiller d’Etat. Riscara eut l’air étonné qu’il n’eût pas envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le conspirateur qu’il avait eu le bonheur de faire arrêter.
– On pourrait craindre, ajouta Riscara d’un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les Etats de Son Altesse Sérénissime ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles étaient bien douze ou quinze à cheval.
– Intelligenti pauca!s’écria le podestat d’un air malin.