«Je n’en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beauté.» Elle ne put pas finir la soirée sans céder à la tentation d’écrire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonçait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les têtes couronnées, qu’elle ne se sentait pas capable d’amuser un ministre disgracié. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur?» Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.
De son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l’Intérieur.
– De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévères à tous les podestats pour qu’ils fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1° dans les villages sur la route de Bologne à Parme; 2° aux environs du château de la duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3° autour du château du comte Mosca. J’ose espérer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres de votre souverain à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrête le sieur Fabrice del Dongo.
Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince le fiscal général Rassi, qui s’avança plié en deux et saluant à chaque pas. La mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l’infamie de son rôle, et, tandis que les mouvements rapides et désordonnés de ses yeux trahissaient la connaissance qu’il avait de ses mérites, l’assurance arrogante et grimaçante de sa bouche montrait qu’il savait lutter contre le mépris.
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinée de Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abîmé par la petite vérole; pour de l’esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de posséder parfaitement la science du droit, mais c’était surtout par l’esprit de ressource qu’il brillait. De quelque sens que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d’instants, les moyens fort bien fondés en droit d’arriver à une condamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi des finesses de procureur.
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de Parme, on ne connaissait qu’une passion: être en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l’homme puissant rît de ce qu’il disait, ou de sa propre personne, ou fît des plaisanteries révoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu’il le vît rire et qu’on le traitât avec familiarité, il était content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais l’instinct de bouffonnerie était si puissant chez lui, qu’on le voyait tous les jours préférer le salon d’un ministre qui le bafouait, à son propre salon où il régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s’était surtout fait une position à part, en ce qu’il était impossible au noble le plus insolent de pouvoir l’humilier; sa façon de se venger des injures qu’il essuyait toute la journée était de les raconter au prince, auquel il s’était acquis le privilège de tout dire; il est vrai que souvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s’en formalisait aucunement. La présence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s’amusait à l’outrager. On voit que Rassi était à peu près l’homme parfait à la cour: sans honneur et sans humeur.
– Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle datée?
– Altesse Sérénissime, d’hier matin.
– De combien de juges est-elle signée?
– De tous les cinq.
– Et la peine?
– Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l’avait dit.
– La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à soi-même, c’est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c’est un del Dongo, et ce nom est révéré dans Parme, à cause des trois archevêques presque successifs… Vous me dites vingt ans de forteresse?
– Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et plié en deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse Sérénissime; de plus, jeûne au pain et à l’eau tous les vendredis et toutes les veilles des fêtes principales, le sujet étant d’une impiété notoire. Ceci pour l’avenir et pour casser le cou à sa fortune.
– Ecrivez, dit le prince:
Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté les très humbles supplications de la marquise del Dongo, mère du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont représenté qu’à l’époque du crime leur fils et neveu était fort jeune et d’ailleurs égaré par une folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgré l’horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la peine à laquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de forteresse.
«Donnez que je signe.
Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence à Rassi, il lui dit:
– Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature:
La duchesse Sanseverina s’étant derechef jetée aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrée vulgairement appelée tour Farnèse.
«Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De Capitani, qui a voté pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en faveur de cette opinion ridicule, que je l’engage à relire les lois et règlements. Derechef, silence, et bonsoir.
Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes révérences que le prince ne regarda pas.
Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l’exil de la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de ce grand événement. L’exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l’ennui. Le général Fabio Conti, qui s’était cru ministre, prétexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu’il était clair que le prince avait résolu de donner l’archevêché de Parme à Monsignore del Dongo. Les fins politiques de café allèrent même jusqu’à prétendre qu’on avait engagé le père Landriani, l’archevêque actuel, à feindre une maladie et à présenter sa démission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en étaient sûrs: ce bruit vint jusqu’à l’archevêque qui s’en alarma fort, et pendant quelques jours son zèle pour notre héros en fut grandement paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c’était le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait être fait archevêque.