On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux.
– Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il vous dira quelque chose.
Le prince joua fort mal en effet; on l’entendait à peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprès de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.
– Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte; je ne veux pas absolument être applaudi par complaisance; les applaudissements qu’on me donnait ce soir me fendaient le cœur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?
– Je vais m’avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son Altesse, une autre au public, comme un véritable directeur de comédie, et dire que l’acteur qui jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement indisposé, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.
Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.
– Que n’êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dépositions contre les prétendus assassins de mon père. Outre les dépositions, il y a un acte d’accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’ai donné ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mène tout droit à des supplices; déjà il veut que je fasse enlever en France, près d’Antibes, Ferrante Palla, ce grand poète que j’admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.
– Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par des chaînes de fer, et c’est ce qu’il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures à l’avance. Je ne parlerai ni à la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous échapper; mais, comme d’après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées avec moi.
Cette idée fit diversion à la douleur d’acteur chuté qui accablait le souverain.
– Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.
Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au théâtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan et l’aide de camp de service qui le suivaient; de son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle; arrivée dans le grand cabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à la mère et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante. Au bout d’une heure le prince lui-même se présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse était en larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.
«Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grande maîtresse, et qui cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu’un.» D’abord la mère et le fils se disputèrent la parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent pas des rôles que nous venons d’indiquer. Le prince alla chercher lui-même les deux énormes portefeuilles que Rassi avait déposés sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mère, il trouva toute la cour qui attendait.
– Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s’écria-t-il, d’un ton fort impoli et qu’on ne lui avait jamais vu.
Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d’œil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui éteignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zèle.
– Tout le monde prend à tâche de m’impatienter ce soir, dit-il avec humeur à la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.
Il lui croyait beaucoup d’esprit et il était furieux de ce qu’elle s’obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, de son côté, était résolue à ne rien dire qu’autant qu’on lui demanderait son avis bien expressément. Il s’écoula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui dire:
– Mais, madame, vous ne dites rien.
– Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu’on dit devant moi.
– Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis.
– On punit les crimes pour empêcher qu’ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il été empoisonné? C’est ce qui est fort douteux; a-t-il été empoisonné par les jacobins? c’est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son règne, peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos sujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a de la bonté dans le caractère; tant qu’elle n’aura pas fait pendre quelque libéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne ne songera à lui préparer du poison.
– Votre conclusion est évidente, s’écria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de mon mari!
– C’est qu’apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.
La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyait parfaitement d’accord avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d’aigres reparties, à la suite desquelles la duchesse protesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidèle à sa résolution; mais le prince, après une longue discussion avec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son avis.
– C’est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!
– Mais c’est un véritable enfantillage! s’écria le prince.
– Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d’un air digne.
– C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, lit parfaitement le français; pour calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?
La princesse trouva ce “nous” fort insolent, mais elle eut l’air à la fois étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui présentant: